Deux vies
Comment se fabrique une femme ? Marie Darrieusecq nous propose deux exemples, deux amies d'enfance dont, comme souvent, les destins vont diverger. Rose est plutôt du style sage : elle aime son...
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Comment se fabrique une femme ? Marie Darrieusecq nous propose deux exemples, deux amies d'enfance dont, comme souvent, les destins vont diverger. Rose est plutôt du style sage : elle aime son Christian, veut faire sa vie avec lui, même si l'on ne pourra éviter quelques incartades à droite à gauche. Plutôt brillante à l'école, elle réussira ses études de psy et se consacrera au service des souffrances psychologiques. Solange est son opposé : un peu foldingue, ambitieuse, audacieuse. Elle rêve de devenir une star et va galérer, de petits rôles en quasi figurations. Elle finira pourtant à L.A., côtoyant celles qu'elle rêve d'égaler. Sur le plan sentimental, elle accumule les expériences, la plus marquante étant ce Brian très libre dans sa tête, qui la poussera à l'échangisme.
L'argument rappelle furieusement L'amie prodigieuse, célèbre saga signée Elena Ferrante. La particularité du roman de Darrieussecq est d'être scindé en deux parties, offrant tour à tour la perception de Rose puis celle de Solange - une troisième brève partie vient conclure l'ensemble. Le genre d'idée qui a l'heur de me séduire, mais que j'ai trouvée, ici, insuffisamment exploitée. Certes, l'image que l'on a de cette Solange, qui semble sous la plume de Rose parfaitement égoïste, s'améliore lorsqu'on découvre le point de vue de l'intéressée, mais il y aurait sans doute eu moyen de pousser davantage le processus : la visite de Rose et Christian à Londres bénéficie du double éclairage, quelques événements isolés prennent une autre teinte, rien de plus.
Question style, Darrieusecq est capable du meilleur (Naissance des fantômes) comme du pire (La mer à l'envers). On se situe ici plus proche du second. C'est fluide, ça se lit bien, mais ce n'est pas très littéraire. Détaillons la question.
Il est beaucoup question de sexualité dans Fabriquer une femme. Lorsque, page 69 (ça ne s'invente pas !), Rose cède au charme de l'alléchant Marco, Darrieussecq décrit assez bien le coït :
C'est bizarre les hommes. Ce grand type sur elle qui s'agite, trop fort, trop vite. C'est à la fois absurde et excitant, mais ça ne lui procure qu'un inconfort râpeux.
Bien résumé, en peu de mots.
Assez drôle, la phrase que lance Marco lorsqu'il jouit, "c'est pour toi, c'est pour toi !". Voilà qui entache de ridicule le flamboyant tenancier du bar local, surtout lorsqu'on apprendra qu'il a crié strictement la même chose à Solange. Le détail du protège-slip avec lequel Rose repart chez elle est assez redoutable aussi. Le souvenir, le lendemain, est à l'avenant :
Elle a des flashes, en plein soleil, de la façon dont il lui a empoigné les cheveux ; et de son petit cri à elle, hé ! Et de l'assurance de ce grand corps sur elle - c'est agaçant parce que franchement c'était pas terrible mais elle se rejoue la scène, et ça lui fait un truc au creux du ventre. Même quand il lui a dit ce truc débile, c'est pour toi, ça continue à la troubler, là, entre les jambes.
Belle ambivalence des sensations.
Marie Darrieusecq a tenu à bousculer certains poncifs, à commencer par celui de l'instinct maternel. Solange, en effet, s'est retrouvée enceinte à 15 ans et a abandonné l'enfant à sa mère qui va se charger de l'élever. Au point que les rares fois où Solange rend visite à "Thierry" (prénom improbable choisi par ses parents), elle est furieusement réticente. Page 110 :
Elle le pose, ouf, par terre. Il se met soudain à avancer façon limule droit vers l'eau. Hé ! Elle le soulève mais il s'est mis sur ON et ses petites jambes cisaillent l'air. Rose a l'idée des BN, écrasés dans sa poche, elle lui en fourre un dans la bouche, ça ralentit la marche du lapin Duracell [bien vu]. Ouf. Il a repris sa position debout bras ballants, il mâche en regardant le ciel. Elle lui enlève sa salopette. Erreur. Puanteur. Heureusement qu'on est en plein air.
La description de l'accouchement confirme cette mise à distance de l'enfant. Solange n'en retient que la douleur. Page 191 :
(...) la seule chose, oui, qu'on lui demande : expulser ce truc. Ou que, plus exactement, personne ne lui a demandé.
Quand ça sort, la douleur s'arrête. C'est de l'ordre de l'hallucination : plus rien. le soulagement est si extraordinaire qu'elle voudrait rester là pour toujours. Ne plus jamais bouger, de peur que ça revienne. S'endormir doucement, flotter, juste ça : l'absence de douleur.
Elle entend comme un grelot de chèvre qui s'éloigne.
Le bébé est un truc, ses pleurs un grelot de chèvre. J'avais déjà ressenti cette réification dans le film L'événement d'Audrey Diwan.
Certaines formules font mouche, comme, page 84, "Les semaines passaient sans nouveauté, de ces nouveautés qui font les souvenirs". Dommage d'avoir enfoncé le clou juste derrière avec le très plat "Elle avait le sentiment de ne rien vivre".
Relevons une subtilité, page 94. Christian s'est fait embaucher comme commercial chez les huiles de vidange Motul. Quatre pages plus loin, Rose subit une incursion dans son appartement d'un jeune couple qui lui extorque de l'argent. Avant de partir, le gars lui lance un "Motus" menaçant. Assez joli. Bien aimé aussi, page 280, "Patrice Chéreau, si inaccessible qu'elle préfère le détester". Observation très juste, de même que, page 288, s'agissant de Solange :
Et c'est étrange d'être aimé par un homme qui lui préfère sa guitare. Elle ne lui en veut pas, elle l'a pris comme ça. Mais pourquoi son désir de théâtre à elle se dissout dans sa musique à lui, elle ne sait pas.
Bien des compagnes de musicien pourront confirmer.
Ils sont rares, mais certains passages sont authentiquement littéraires. Page 331, peu avant la fin du roman, cette description d'un séisme à L.A. :
Le barbecue cliquetait, les portes tapaient, la charpente grinçait, les maigres fleurs devenaient vivantes, les bambous gémissaient, les cactus remuaient leurs oreilles ; et le ciel oscillait avec une lenteur colossale. Le cœur venait dans la gorge et les yeux.
Voilà pour le bon. Ce qui me refroidit, ce sont les accès de trivialité dans la langue. Même reproche qu'à Rebecca Lighieri, Christine Angot ou Nicolas Mathieu, même si c'est ici nettement plus supportable. Faut-il écrire, page 125, "sa putain de boutique de souvenir" ? Page 158, "... chez Rose, comme d'hab' tout est tellement normal avec le putain de sapin qui clignote déjà (...)" ? Influence du fuckin' américain ? Page 162, "mais c'était juste son père et ses conneries. Qu'ils aillent tous se faire foutre." ? Page 280, "mais ça paie ta nouvelle coloc' en vrai à Pigalle" (noooon ! pas en vrai). Etc.
Je ne défends pas une langue aseptisée, on peut à coup sûr obtenir d'une langue crue un rendu poétique, mais n'est pas Céline qui veut... Je comprends bien que l'idée est de traduire le langage de deux jeunes filles d'aujourd'hui. Le problème, c'est que ces emprunts au langage parlé banalisent l'écriture. J'ai été plus réceptif à l'expression la mère à Rose car elle est si redondante que cette faute de syntaxe finit par acquérir une certaine force. Une exception.
Comme bien des productions d'aujourd'hui, ce Fabriquer une femme se lit avec plaisir, ce qui est déjà une réussite. Quant à savoir s'il laissera dans l'esprit du lecteur une trace durable, c'est une autre affaire. Je ne parierais pas trop là-dessus me concernant.
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il y a 11 heures
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