Facino Cane
6.8
Facino Cane

livre de Honoré de Balzac (1836)

Une grosse dizaine de pages : suffisant pour traiter deux ou trois fantasmes balzaciens. Et autant Balzac joue quelquefois la carte de la subtilité, autant ici la complication n’est pas de mise. (La richesse, oui ; la complication, non.) Le narrateur principal, habitant et observateur d’un quartier pauvre, rencontre lors d’un bal un très vieux clarinettiste qui lui raconte son histoire : amant passionné d’une jolie Vénitienne, condamné pour avoir assassiné le mari, il s’est évadé avec une partie du trésor du palais ducal, avant de devenir aveugle et d’être abandonné par sa maîtresse. Du reste, si l’action du récit enchâssé se déroule au XVIIIe siècle, sa forme lorgne vers l’une de ces histoires tragiques que le XVIIIe pratiquait.

Facino Cane, ce n’est pas si fréquent chez Balzac, met en scène un narrateur qui s’assume. Oui, le narrateur du récit-cadre est une copie du jeune auteur, et re-oui, le narrateur du récit encadré ressemble à ce que le romancier n’aurait pas aimé devenir. Il faut ne pas prendre à la légère une phrase comme « Chez moi l’observation était déjà devenue intuitive, elle pénétrait l’âme sans négliger le corps ; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs, qu’elle allait sur-le-champ au-delà ; elle me donnait la faculté de vivre de la vie de l’individu sur laquelle elle s’exerçait, en me permettant de me substituer à lui comme le derviche des Mille et Une Nuits prenait le corps et l’âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles » (p. 1019 en « Pléiade ») si on veut saisir à quel point La Comédie humaine n’illustre pas simplement un goût pour l’observation : il y a chez Balzac un véritable mysticisme de l’analyse – d’une analyse qui recoupe l’identification.


Si Cane a perdu la vue, – c’est-à-dire le sens par lequel le narrateur du récit-cadre se distingue, – il en propose deux explications : « Je ne doute pas que cette infirmité ne soit le résultat de mon séjour dans le cachot, de mes travaux dans la pierre, si toutefois ma faculté de voir l’or n’emportait pas un abus de la puissance visuelle qui me prédestinait à perdre les yeux » (p. 1030) : soif d’or, « abus de la puissance », punition par là où l’on a péché, autant dire que l’image d’un Balzac fastidieux descripteur de façades et de tapisseries se trouve ici bien écornée.

L’idée d’un Balzac totalement dépourvu de style subit à peu près le même sort dès qu’on s’y attarde. Il y a dans une phrase comme « Et il fit un geste effrayant de patriotisme éteint et de dégoût pour les choses humaines » (p. 1024) un goût pour le rythme, un jeu presque flaubertien avec les sonorités, le choix d’un adjectif qui paraît saugrenu mais se trouve justifié par toutes les pages qui précèdent et toutes celles qui suivent – en tout cas tout autre chose qu’un simple agglomérat d’informations. De même, « Mes yeux s’emplirent de larmes » (p. 1031), finit par dire le narrateur ; pas je me mis à pleurer ou mes paupières s’humectèrent, non : mes yeux.

Parce que la grosse dizaine pages de Facino Cane tournent principalement autour de choses qui s’éteignent, et d’yeux.

Alcofribas
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