Je n'avais jamais lu Grainville, prix Goncourt l'année où j'ai ouvert les yeux sur le monde. Auteur plutôt prolifique (une trentaine de romans à son actif), son Falaise de fous est un monument, un roman d'une ambition folle. Grainville raconte la période 1865 - 1927, pendant laquelle le monde connut de profondes - et tragiques - mutations. De l'invasion prussienne à la première guerre mondiale, des premières automobiles à l'exploit de Lindbergh, de l'affaire Dreyfus et la montée de l'antisémitisme aux premières folies du nazisme, c'est toute une société qu'il évoque, avec ses interrogations, ses espoirs, ses exploits, ses horreurs.
En toile de fond de cette fresque grandiose, il convoque toute une génération d'artistes, écrivains et peintres, non pour un simple défilé de Géants, mais pour ce qu'ils furent : de véritables acteurs et penseurs de leur temps. Hugo, Zola, Maupassant, Proust, Apollinaire d'une part, Courbet, Manet, Pissarro, Degas, Picasso d'autre part, et bien sûr Monet, le peintre de la lumière, pour ne citer qu'eux (la liste est longue). Le tableau est superbe, vivant, immersif : on s'y croirait.
Grainville traite son sujet avec virtuosité (quelle plume !), en écrivain lui-même engagé (certains en prennent clairement pour leur grade). Le texte ne laisse pas indemne, car il nous porte intelligemment vers les grandes questions sur le devenir de notre civilisation. Le XXe siècle s'annonçait comme le siècle du triomphe de l'Intelligence, de la Paix universelle, du Progrès scientifique, de l'Art magnifique ; on sait ce qu'il en fut, et le roman en dépeint les premières horreurs de façon saisissante.
Entre ravissement et inquiétude, Falaise des fous est une fenêtre ouverte sur cette période charnière de notre histoire, un texte majeur à découvrir, savourer et méditer.
Extrait (p.235) :
La cathédrale érigeait son monolithe parfait. C'était un menhir sacré, gravé de hiéroglyphes.
- C'est impossible ! Je ne peux pas. Je renonce, c'est fou, c'est archifou !
Pour une fois, il a raison de nous faire son cirque, car il ne va pas y arriver.
Toujours le même cri d'échec, la même hantise de défaite. "Je ne fais rien de bon !" Son ami Mirbeau lui écrivait : "Vous êtes atteint d'une maladie, d'une folie, la maladie du toujours mieux." En secret, ça l'attise, ça le meut. Il carbure à la colère, à la macération, au désespoir. C'est un Sisyphe laborieux, qui cache son Prométhée déchaîné. Il est vaillant, tenace, héroïque, jamais il ne cédera, coûte que coûte. Mais c'est un exorcisme, il conjure l'obstacle en dressant toutes ses aspérités, en se rivant comme un crucifié juste au pied de l'abrupt infranchissable. Masochiste, il souffre, subit. Sadique, il fouette le vif de son pinceau furieux. Visionnaire, il oublie ses états psychologiques, en osmose avec les figures de sa folie magnifique. La cathédrale lui oppose une grandeur qui n'a nul besoin de sa palette, c'est une pyramide des siècles. Une prière sculptée. Nulle érosion, nulle écume, nul ciel planqué par la façade, nul feuillage bruissant, nulle fumée crachée par les chaudières. Elle est campée là, vissée, taillée, à l'abri du devenir.