Une auréole pour Harry Hole
Fantôme, sans qu’on s’en aperçoive immédiatement, est très différent des autres épisodes de la saga Harry Hole.
Il y a d’abord un contexte, un cadre inédit. Pour la première fois Harry Hole va se trouver confronté, non pas à un psychopathe isolé, ni à un monstre opportuniste ou haineux, mais à un adversaire collectif, un gang mafieux et russe, versant dans le trafic d’une héroïne plus qu’améliorée, regroupé autour d’un personnage très mystérieux (mais on a déjà vu des figures très semblables, vénérables et charismatiques, comme des statues de commandeur dissimulées dans l’ombre, dans Rouge-gorge ou dans Rue sans souci), un vieillard mythique que personne (en dehors du mort en fait) n’a jamais vu, dont l’existence même est incertaine et dont le seul surnom, Dubaï, est une plaisanterie pour un transfuge de l’Europe de l’Est. Mais la question de la drogue était déjà très précédente dans les précédents opus.
Il y a les lieux – avec un changement essentiel, que là encore on ne percevra pas immédiatement. Il n’y a, cette fois et pour la première fois, aucune échappatoire possible. Le parcours de Harry Hole avait commencé à des milliers de kilomètres, en Australie puis en Thaïlande, avant que Jo Nesbo n’ose affronter son propre pays. Et à chaque fois, chaque récit ménageait toujours des échappées, souvent très lointaines, jusqu’à la fuite du héros lui-même à Hong Kong dans son roman le plus récent. Cette fois, après un retour contraint (et plus comme policier), Hong Kong ne sera plus qu’un ailleurs désormais inaccessible. On reste coincé dans les frontières de la Norvège, dans les limites mêmes d’Oslo, « la ville la plus chère du monde », aucune fuite possible.
Et comme un retour à ses premières sources, le lieu, la Norvège (comme l’Australie dans le tout premier Harry Hole, l’Homme chauve-souris) est presque le premier personnage, le vrai meurtrier de l’histoire, bouffé par sa propre lèpre intérieure – comme si Nesbo osait enfin la regarder en face : pauvre pays riche, psychopathe, Léviathan prêt à dévorer tous ses enfants. Et en lisière des quartiers les plus riches, prospèrent dans des rues ravagées et derrière des murs lépreux, les trafics les plus glauques, jusqu’à en toucher les « enfants de la chance, qui n’ont jamais connu les transes, du shoot et du shit» …
La Norvège que Harry Hole, de retour, observe d’un regard « vierge », pour en arriver, toujours, au même constat, assez désespéré, « tout était nouveau, rien n’avait changé »
Pas d’échappatoire.
Il y a évidemment le personnage de Harry, tel qu’en lui-même – à cette nuance près qu’à force d’être mutilé, écartelé, défiguré on finit presque par ne plus savoir qui il est, même physiquement. Tel qu’en lui-même pourtant, jusque dans ses contradictions les plus insurmontables, sa violence, sa brutalité première, et sa vulnérabilité inverse liée à son approche toujours empathique. Il poussera sa contradiction encore bien plus loin – jusqu’à éliminer, presque de sang froid, des victimes désormais impuissantes ou au contraire à s’offrir lui-même en victime expiatoire …
Plus encore qu’avec tous les autres romans, le spoiler est interdit avec Fantôme. Par delà ses blessures, tous les stigmates, Harry Hole ira jusqu’au bout de sa passion, à entendre au sens premier, celui christique de souffrance, ou mieux de souffrance partagée – com-passion. Le chemin de croix est engagé depuis plusieurs ouvrages, et Harry Hole devra en franchir toutes les stations. Mais on n’en est pas encore au stade de la résurrection.
Il y a comme toujours la double intrigue dans l’intrigue : l’histoire de la drogue, des mafieux, du meurtre à élucider, et en parallèle l’histoire de Harry Hole et de ses proches, de son clan, bien éclaté, bien abîmé. Mais avec à nouveau une différence essentielle par rapport aux précédents opus : les deux récits cette fois ne sont pas parallèles, et ils ne se rejoignent pas de façon ponctuelle ou aléatoire comme par exemple dans le Bonhomme de neige. A présent les deux histoires sont indissociables, consubstantielles et l’enjeu de Fantôme s’en trouve bouleversé puisqu’il ne touche plus à un objet, à une affaire à résoudre – mais au sujet lui-même.
Il n’y a plus, pour la première fois, son « meilleur ennemi » de toujours - l’alcool, son pote Jim Beam, emblème de tous ses effondrements. Il est là pourtant, mais définitivement amical – pour cautériser la plus atroce des blessures, ou pour apporter, au moment le plus critique, l’ultime souffle vital et salvateur. Harry Hole a vaincu son démon, mais pour rien sans doute. Car dans l’ombre, bien tapi, veille un autre ami bien plus terrible. Le shoot et le shit, la menace plus que présente des dealers, « qui dans l’ombre attendent leur heure … »
Il y a comme dans toutes les intrigues de Harry Hole l’accumulation des twists, des contre-pieds, des coups de théâtre qui toujours provoquent le K.O. du lecteur – mais à nouveau avec une différence essentielle. Il ne s’agit plus du jeu propre au roman policier à énigme car cette fois c’est le destin qui est en marche – et chaque découverte, toujours plus surprenante ne fait qu’aboutir à une nouvelle énigme et à une nouvelle surprise , jusqu’à l’implication totale de Harry Hole – et même, une fois que tout est consumé, un choc ultime, et pas forcément le plus gai.
Il y a comme toujours ces changements de rythme sidérants, des temps calmes, avec une action très suspendue jusqu’à ces accélérations fulgurantes, toujours installées dans les chapitres les plus longs, à vous en couper le souffle. Mais là encore, on sort du processus habituel : on ne passe pas de la mise en route très posée à la réflexion, puis de la réflexion à l’action – car les temps d’action sont presque immédiats, mais éclatés entre les différentes portes qui s’entrouvrent, ponctués par des pauses où l’angoisse, bien plus que la réflexion, s’installe avant de nouveaux et terribles embrasements.
Il y a aussi ce procédé très original, mais très habituel chez Jo Nesbo, de la double narration. Mais on entre pourtant une nouvelle fois dans l’inédit : le second narrateur, c’est le mort, dès les toutes premières pages du roman. Et son récit est toujours décalé, toujours en avance d’un temps sur celui du narrateur et sur ce que sait Harry Hole. Le lecteur est donc lui-même en avance sur le personnage. Et au moment, très prolongé dans un chapitre crucial où les deux narrations se poursuivent à presque se toucher et se rejoindre, la tension devient insoutenable – et c’est la mort où son image qui fond alors sur Harry Hole.
Il y a, chez tous les personnages que l’on croise dans fantôme, beaucoup de monstres. Mais tous (sauf le mort peut-être) ont à la fois leur part d’ombre, leur part maudite et leur part de lumière, leurs rêves et leurs faiblesses, à en pleurer. Et lorsqu’on les croise tous, dans un presque dernier chapitre, errant dans la ville, se croisant et s’apercevant sans se connaître, ils en deviennent presque humains au milieu du champ de ruines, et la vie va, quand même.
Il y a enfin ce titre, Fantôme, lieu de toutes les ambiguïtés, des interrogations insolubles. C’est sans doute, c’est dit très explicitement à un moment, le personnage invisible de Dubaï dont l’ombre menaçante erre dans la ville. Mais c’est aussi tous les personnages, même les plus proches, même ceux que Harry Hole connaissait déjà, surtout les plus proches, qu’il ne fait ici que croiser, sans jamais s’attarder, souvent avec bienveillance, comme s’ils n’étaient que des ombres. C’est enfin, surtout sans doute, le fantôme de Harry Hole lui-même, dont le parcours, semé de violences et de souffrances, est totalement subi, déjà écrit, passif (de « passion » évidemment), fantomatique.
P.S. La plus grossière des erreurs serait de commencer la lecture de Jo Nesbo et de la saga Harry Hole par Fantôme.
Le mieux est de lire les différents romans qui la composent dans l’ordre chronologique (qui est aussi celui de leur parution), donc par l’Homme chauve-souris – chaque récit est autonome, mais s’appuie aussi sur l’évolution du personnage principal et de son environnement. Ou à la limite par un début de cycle, Rouge-gorge ou le Sauveur. Ces trois romans sont d’ailleurs, peut-être, les meilleurs de la série. Avec Fantôme.