Très beau voyage au cœur du sentiment amoureux, et surtout sa manifestation à travers le langage, le discours.
Tout y est.
Toutes ces petites subtilités, ces nuances, qui font la complexité des élans propres à ce sentiment prétendument insaisissable. Roland Barthes n'a d'ailleurs pas peur de la contradiction et peut enchaîner deux chapitres (des fragments) a priori antithétiques, comme "Des jours élus" (le sujet amoureux vit toute rencontre de l'être aimé comme une fête) et "Je suis fou" (la peur de la folie, de la perte de soi, de la dépersonnalisation). Il en ressort une grande liberté dans le style, dans l'approche, amenant une légèreté indispensable au sujet.
Cet essai est en fait conçu comme un recueil, ne cherchant pas nécessairement la cohérence, mais plutôt l'essence de ce que pourrait être la passion amoureuse. Il analyse pour cela le rapport à l'amour romantique à travers les âges, les cultures, les mouvements artistiques, les sciences... Et quel plaisir de voir se juxtaposer au sein d'un même paragraphe la pensée de Nietzsche, quelques versets de la Bible et la philosophie du taoïsme ! Un joyeux bordel, fait de rencontres inédites, qui créent des ponts et nous confortent dans l'universalité de ces ressentis.
Si on peut reprocher au livre son aspect parfois un peu trop clinique, sa volonté de trop disséquer l'amour romantique, quitte à exposer en plein jour tous ses mystères, on saluera tout de même la démarche de remettre au centre la sentimentalité, tant discréditée de nos jours car jugée dérangeante, limite obscène.
Renversement historique : ce n'est plus le sexuel qui est indécent, c'est le sentimental - censuré au nom de ce qui n'est, au fond, qu'une autre morale.
À sa lecture, on ne sait plus si on lit une analyse ou de la poésie, de la psychologie ou de la philosophie... On se laisse simplement bercer par la beauté des mots, l'écho de certaines phrases, et la justesse des sentiments décrits. Seulement surpris et amusés par moment par la mise en lumière d'une pensée, d'un ressenti, qu'on s'imaginait naïvement être seul à connaître. Comme tout discours, ce livre est en fait un trait d'union : entre les amoureux bien sûr, mais aussi entre l'auteur et ses lecteurs, à qui il vient apprendre qu'ils ne sont pas seuls, même dans l'intimité de leur cœur.
Finalement, sa seule faiblesse réside peut-être dans sa forme même : il manque l'amour, au discours sur l'amour.
Déficit pressenti par Roland Barthes et reconnu en toute humilité vers la fin du texte :
Dans le langage sensuel, tous les esprits conversent entre eux, ils n'ont besoin d'aucun autre langage, car c'est le langage de la nature."
Ce qui vient parachever l'analyse, et la ramène en douceur au cœur de son sujet : les sens, l'émotion, l'amour ressenti et partagé.