Quand on qualifie un artiste d'engagé , on a souvent l’impression dérangeante de dire un gros mot. Symptôme d’une société qui manque de plus en plus de courage face à ce qui sape ses fondations, et qui préfère aux agitateurs bienvenus la superficialité, la bien-pensance sous cellophane ou la démagogie populiste d’imbéciles vulgaires nourris au grain de Bolloré.
Marin Ledun est un romancier engagé, au sens où, dans son travail d’écrivain, il se soucie de questionner les dysfonctionnements de la société ou du monde. Il est l’un des meilleurs actuellement en France dans cet exercice salutaire, héritier et compagnon de route des Manotti, Dessaint, Jonquet, Daeninckx, j’en oublie forcément. Et c’est tout à son honneur, livre après livre, de chercher à confronter ses lecteurs au pire de l’humain, à sortir de l’ombre les crimes les plus graves, à pointer du doigt les dérives les plus inquiétantes, tout ce qui salit l’humanité et fait de nous les créatures les plus nuisibles parmi les espèces vivantes. De faire de la littérature un acte utile, nécessaire, une geste intellectuelle et morale qui, sans vouloir imposer un point de vue, encourage à en avoir un.
Après Leur âme au diable, charge féroce contre le lobby du tabac en France (gros sujet !), Marin Ledun propose cette fois un changement de décor radical et nous entraîne au Nigeria. Pas pour faire du tourisme, le pays ne s’y prête guère. Corruption à tous les niveaux, pauvreté généralisée, espérance de vie catastrophique (54 ans !), criminalité galopante, terrorisme, prostitution endémique, tout y passe.
La prostitution, justement, est l’un des sujets de Free Queens. Celle, instrumentalisée, presque institutionnalisée, qui aspire des milliers de jeunes femmes dans son tourbillon fatal, seule solution apparente à la misère qui les menace. Un certain nombre d’individus sans scrupule (doux euphémisme) ont érigé la dite solution en un système économique d’un tel cynisme qu’il ferait passer l’ultra-libéralisme pour une philosophie humaniste.
Une entreprise en particulier, une multinationale venue du nord de l’Europe, très célèbre pour sa bière qu’elle vend sous des étiquettes vertes connues dans le monde entier, a imaginé d’exploiter les jeunes Nigérianes tombant dans leur filet pour faire d’elles, officiellement, des « hôtesses » de la marque – en coulisses, pour faire fructifier un juteux marché parallèle de prostitution dont les bénéfices tombent tout nets dans l’escarcelle de l’entreprise, non sans arroser ceux qui doivent l’être au passage pour qu’ils ferment les yeux au bon moment.
C’est à ce système scandaleux, parfaitement véridique, et qui a fait l’objet d’enquêtes étayées, que Marin Ledun s’attaque dans Free Queens. Le constat, soigneusement documenté, est proprement révoltant, d’autant que le romancier ne nous épargne rien de la cruauté, de la violence, du cynisme absolu des auteurs de cette horreur.
Le roman est noir, bien sûr, implacable de lucidité, c’est la marque de fabrique de l’écrivain. Il se glisse dans toutes les strates de la société nigériane, en scrute tous les défauts, les errements, les dévoiements, grâce à un réseau de personnages foisonnant et dénué de tout manichéisme. Un personnel romanesque, selon l’expression consacrée, auquel Marin Ledun apporte sa science de l’humain, sa finesse et sa clairvoyance.
Mais il a aussi l’extrême intelligence d’aborder le sujet sous un angle qui laisse de la place à l’espoir, ce qui était tout de même une sacrée gageure. En choisissant de suivre une jeune journaliste française dans son enquête, et surtout de la placer auprès des associations féminines qui, sur le terrain, se battent sans relâche pour défendre la condition et la cause des femmes au Nigeria, Marin Ledun fait de son roman le porte-voix de ces actrices sociales – engagées, elles aussi, ces admirables « Reines Libres » du titre -, et incarne avec force leur énergie communicative, leur détermination surhumaine, leur foi dans le progrès humain, dans la reconnaissance politique de la justesse de leur lutte.
Il le fait avec passion, mais sans naïveté – la toute fin du roman, terrible, nous prive de tout angélisme, et laisse comprendre que la route est encore longue et parsemée d’embûches avant de voir la situation évoluer pour de bon.
Coup de pied dans la fourmilière des hypocrisies et des violences faites aux femmes, Free Queens a quelque chose d’un western moderne – façon crépusculaire du Eastwood d’Impitoyable –, plongée acide dans un univers où tous les coups sont permis, où les démunis deviennent une simple monnaie d’échange, et où la droiture morale fait figure d’aberration. Mais où l’espoir, maltraité, vacillant, ne renonce jamais au combat, et donne envie d’y croire, même un tout petit peu.
Un très grand roman, l’un des meilleurs sans doute de Marin Ledun, ce qui n’est pas peu dire.