Incontournable Juin 2024



"Frères de guerre" propose un double regard sur les évènements de 1939-1945, cette seconde Grande Guerre que personne ne voulait, mais qui a plongé le monde dans le chaos. Parmi les nombreux pays impliqués hors de l'Europe, il y a eu bien sur le Canada, ainsi que les autres pays du Commonwealth. Il y a cependant des enjeux à être un franco-canadien à cette époque, des enjeux s'ajoutant à une situation déjà extrêmement périlleuse. le roman vous propose une plongée relativement douce entre deux frères, l'un resté au Canada, et l'autre envoyé dans l'aviation pour la Royal Air force canadienne.



Louis-Albert et Étienne ont six ans d'écart et font parti parti d'une fratrie de six enfants, dans une famille bourgeoise québécoise. Quand Louis-Albert s'affranchit de son destin tout tracé par son père, qui le voyait prendre la succession dans le commerce des voitures tout comme ses aînés, choisissant l'armée de l'air, il n'était alors pas question d'un second grand conflit mondial. Néanmoins, à peine quelques années plus tard, c'est la consternation: Les Allemands commencent leur fulgurante conquête de l'Europe et bien sur, Louis-Albert est appelé à en faire parti. Toutefois, Étienne, son benjamin, est de moins en moins dupe: Son frère ne lui dit pas tout. À l'entendre, il est pratiquement un touriste. Peu à peu, restreint par la censure et par son soucis de préserver sa famille, Louis-Albert commence à livrer certains détails sur son quotidien, sur ses inquiétudes et surtout, sur l'injuste traitement des francophones dans l'armée. Après ses opérations spéciales hautement dangereuses dans les pires coins de l'Allemagne, le soldat revient enfin au Canada, mais s'il semble indemne à l'extérieur, Étienne constatera bien tôt qu'il n'en est pas forcément de même dans sa tête.



Le roman présente donc deux personnages principaux, Étienne, le narrateur, le plus jeune membre de sa famille resté en sol canadien et témoin souvent impuissant de la guerre à laquelle participe son frère, et ce dernier, Louis-Albert, aviateur doué, qui livrera deux guerres, une réelle et une dans son esprit. Les deux frères correspondent en secret, c'est-à-dire sans que la famille soit au courant. le jeune étudiant en philosophie qu'est Étienne se demandera plus d'une fois si son avenir aussi doit se terminer sur le champs de bataille, mais même si Albert-Louis a décidé de faire carrière dans l'armée, il décourage fortement Étienne de suivre ses traces. Ce qu'il ne dit pas, ou livre si peu, c'est l'horreur de la guerre.



Le roman est compartimenté en trois segments: le "Avant", c'est-à-dire l'avant-guerre et la guerre elle-même. le "Après", c'est-à-dire l'après-guerre, ainsi que "L'après-après", soit quelques année plus tard. Si le roman livre quelques faits historiques durant la guerre, c'est la suite de celle-ci qui me semble la plus notable. L'autrice parle essentiellement dans cette partie du ESPT, "LÉtat de Choc Post-Traumatique. Les séquelles mentales et psychologiques sur les soldats, blessés ou non, ont été nombreuses, mais hélas, mal comprises. La résultante est donc que la guerre s'est poursuivie pour nombre de soldats de tout pays, condamnant certains à de vives douleurs psychologiques, à une incapacité à trouver une vie normale et même, à les pousser à attenter à leur jours. La santé mentale liée aux guerres et leurs épouvantables répercutions est un sujet qui fut même tabou, historiquement, mais aujourd,hui, elle est dument documentée et les soldats de certains pays ont même accès à des soins psychologiques ou psychiatriques. Mais ce n'est pas le lot de tous, malheureusement.



Il faut également le mentionner, car c'est aussi visible dans le roman, mais ce qui définissait la masculinité à l'époque n'est pas étranger au désinvestissement et au manque d'empathie des habitants pour les soldats. Bien qu'il soit évident que les habitants ne puissent juger eux-même de ce qu'on vécu les soldats, trop éloignées des conflits et même tenus dans une certaine ignorance de par la censure journalistique et militaire, reste qu'ils ont aussi dans leur moeurs cette idée qu'un homme, c'est solide, ça encaisse et ça ne se laisse pas aller aux vague-à-l'âme. Albert-Louis, même quand il a commencer à parler de ses traumas, n'a pas eu l'écoute et l'empathie nécessaire pour le soutenir. On lui a même fait subir des traitements douloureux et aujourd'hui très surveillés, voir bannis de certaines pratiques, mais aucune mention de psychiatrie ou de psychologie comme traitement. Les antidépresseurs étaient présents, mais comme on le répète souvent de nos jours, ce n'est pas une panacée, mais un outil pour favoriser les traitements psychothérapeutiques. En clair, Louis-Albert n'a pas été traité correctement, ni par son cercle social, ni par les instances médicales. Ce dernier n'était peut-être pas encore très documenté sur les traumas causés par la guerre, mais la première guerre a pourtant été un terreau fertile pour ce genre de recherches. On s'attendait à ce qu'il en "revienne", qu'il surmonte tout ça aisément et se montre "fort", comme un "vrai homme". Seul Étienne n'était pas de cet avis. Il a tenter plusieurs fois de mettre en garde sa famille et l'épouse de son frère, mais malheureusement, personne n'avait la sensibilité et l'acuité pour le voir.



Entre autres enjeux dans ce roman, nous avons également un autre tabou: L'injustice et la discrimination linguistique dans l'armée canadienne. Ce n'est pas un mythe, les francophones du Canada, que ce soit les acadiens, les Québecois, les franco-ontariens, et autres parlant la langue de Nelligan, étaient des "sous-soldats". On leur reprochait de ne pas parler anglais et quand ils le parlaient, se faisait reprocher leur accent. On leur limitait les postes haut-gradés ou on les confinaient à des unités strictement francophones, qu'on envoyait en première ligne tout comme les unités de Noirs. Et je mentionne rapidement que de injustices et discriminations ont aussi été le lot de nos premières nations, les autochtones. L'armée était anglo-saxonne bien avant tout et dans leur logique, tout ce qui n'est pas anglais n'est pas "égal". Ça n'a rien de strictement militaire, c'est ancré dans toutes les facettes de la société du Canada, politique, sociétaire et historique. Les choses ont évolués, mais les iniquités persistent encore à bien des égards.



Je mentionne le point de vue d'Étienne sur les bombes nucléaires lâchées sur Nagasaki et Hiroshima, parce que contrairement à certaines fictions, il trouve que ce fut exagéré et odieux. Albert-Louis également relate que ses bombardements étaient épouvantables, parce que plusieurs ont ciblé des quartiers résidentiels, avec pour but de tuer des civils de manière atroce et ainsi décourager les allemands. Dans cette guerre, les atrocités faites aux habitants désarmés et simples civils sont parmi les aspects les plus déplorables et qui constituent ni plus ni moins que des crimes de guerre. Les frères ont donc un regard très critique et qui ne constitue pas la norme.



Enfin, on ne peut contourner le thème de la fraternité. Albert-Louis et son benjamin sont plutôt proches malgré leur écart d'âge et on sent dans ses lettres qu'il s'intéresse réellement aux tergiversations de son jeune frère. Étienne est à l'âge des décessions, mais lui aussi ne se voit pas faire comme ses aînés et suivre les traces paternelles. C'est un existentiel qui a un regard sensible sur le monde et démontre une meilleure empathie que bien des gens de sa famille. En ce sens, il sort du modèle masculin promu à l'époque. Sans le savoir, il a joué le rôle d'un pilier mental pour son frère, avec sa correspondance et aussi avec ses inquiétudes pour sa santé mentale.




Côté plume, je dirais que ça s'inscrit dans un registre tranche-de-vie, plus que dans le drame historique. le rythme est doux, le temps étiré pour couvrir près d'une décennie. Il n'y a pratiquement aucune description des personnages. le narrateur s'exprime au "je" et relate aussi bien les évènements du quotidien que certaines de ses inquiétudes, donnant donc un léger côté psychologique au texte. Les personnages s'exprime avec un français légèrement d'époque, avec les erreurs de syntaxe et les québécismes un peu journalistes qu'on voit très peu en littérature jeunesse contemporaine. Ça n'a rien d'incompréhensible, cela dit.




C'est donc un roman pertinent, comportant plusieurs angles intéressants, qui croise à la fois L Histoire et le quotidien, où il y a bien des éléments susceptibles de faire réfléchir et de leur donner des nuances. J'apprécie qu'on ait abordé l'après-guerre dans sa dimension traumatique, car à n'en pas douter, nombre de soldats ont laissé leur âme et leur santé mentale sur les berges de Normandie ou sur les champs de bataille du monde. À l'heure où les instabilités mondiales augurent pour des conflits globaux, il est bon se se rappeler les conséquences dramatiques et multiples qui ont défiguré l'humanité lors de cette grande guerre, et qui sont le quotidien de nombreux pays encore à ce jour. La devise québécoise est "Je me souviens". Alors, souvenons-nous, sinon ce sera la guerre qui le fera pour nous.




Pour un lectorat adolescent, du premier cycle secondaire, 12-15 ans+

Je pense que le lectorat du 3e cycle primaire, surtout les 6e année ( 10-11 ans), pourrait lire ce livre également, car la seconde guerre mondial est une part de leur cours d'Histoire et que le présent roman ne comporte aucune scène choquante ou graphique.

Shaynning

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