Ça pourrait être un sous-genre littéraire : la littérature de bistrot. Pas forcément des livres à lire au troquet, même si Friterie-Bar Brunetti ne déparerait pas du tout l’une de ces bibliothèques plus ou moins improvisées qu’on trouve dans certains estaminets. Et là, je ne parle pas de ces débits de boissons bobos avec vue sur une place, dont le patron roule en 4×4 et qui vous servent des planches de charcuterie ou de fromage comme si le fait d’avoir coupé la marchandise en rondelles justifiait qu’on y mette douze fois le prix.
Non, je parle des bistrots de quartier, qui portent rarement le mot bistrot dans leur nom, et accueillent au matin des ouvriers pour un café vite pris, le midi quelques habitués pour le plat du jour, le soir un peu tout le monde pour un apéritif qui fasse le tampon entre l’aliénation d’un boulot et celle d’une repas pris devant le 20 heures – et, tout au long de la journée, des soiffards de toutes espèces. Sous la plume de Pierre Autin-Grenier, ça donne ceci : « Brunetti, voyez-vous, c’est un de ces bistrots qui parvient [sic] quand même à faire tenir debout ensemble un certain nombre de vies » (p. 25 de la réédition chez la Table ronde).
Comme le bistrot incite à la digression (1), Friterie-Bar Brunetti ne suit pas d’autre ordre que celui des rêveries d’un narrateur qui ne semble guère se distinguer de l’auteur. On commence par expliquer « pourquoi tant de Friterie-bar Brunetti, tant de Bistrot de la Mère Christain et autres Écorche-Bœufs, Comptoir du Soleil, Chez Mimi et Popaul, Aux Deux Absinthes, cafés matineux pour assoiffés de l’aube, bars à vins de ruelles obscures, tardifs troquets tenant rideau levé jusqu’à point d’heure ou minuscules bouchons au kitsch époustouflant vous enjoignant d’entrée : Prenez la vie comme un Martini ! se sont retrouvés aspirés comme si de rien n’était par l’horrible trou borgne des démolisseurs, équarrisseurs de toute poésie, et métamorphosés en moins de deux par les promoteurs à bagouses et cravates club en selfs, snacks, Quick et Mac, temples de la finance aseptisés où officie dans une parfaite indifférence une poignée d’automates en uniforme au service de pantins hébétés consommant sans mot dire la merde capitaliste dans une solitude peuplée d’assassins » (p. 62-63)
et on finit – oui, je change de paragraphe en cours de phrase parce que ça aurait fait trop long – par relever le fait que « Rien de ce qu’on peut dire des frayeurs de l’enfance, des traques et des misères qui empoisonnent toute une existence jamais n’allégera l’âme de quoi que ce soit » (p. 105). Entre-temps, ou peut-être avant, il y aura eu quelques anecdotes (la vie de madame Loulou) ou des définitions sociologiques (« Le bourgeois n’a jamais travaillé de ses mains, c’est même ce qui le caractérise historiquement », p. 89). La structure et le ton du livre de Pierre Autin-Grenier, ce sont celle et celui des conversations de bistrot – enfin, « on ne tenait pas conversation, des bribes seulement » (p. 54).
Qui a pratiqué ces discussions devrait savoir qu’elles ne sont pas toujours anodines. J’ai connu un pilier de bar qui, au milieu d’un monologue sur la meilleure façon de cuisiner l’anguille, m’a glissé discrétos une allusion au drame de sa vie, qui n’avait rien, mais rien à voir avec les anguilles. C’était peut-être faux (« raconter des histoires parfois repose d’y croire », p. 15), c’était raconté sans le talent de Pierre Autin-Grenier, mais c’était assez proche de Friterie-Bar Brunetti.
Comme en étaient proches, il y a de cela une dizaine d’années, les « Histoires du Tarn-et-Saône » écrites et racontées sur France Inter, la nuit, par Serge Le Vaillant dans Sous les étoiles exactement (« le petit bar de l’Escale, en haut de la côte du Paradis », etc.). L’émission aussi, d’ailleurs, est morte sous les coups des « démolisseurs, équarrisseurs de toute poésie » et autres « promoteurs à bagouses et cravates club ».


(1) Voir, dans un registre assez proche, Métaphysique de l’apéritif de Stéphan Lévy-Kuentz.

Alcofribas
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le 26 déc. 2019

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