Qu’est ce qui fait, qu’à un moment donné de l’Histoire, l’individu choisisse tel positionnement ou embrasse telle doctrine politique ? C’est, pour Joseph Roth des souvenirs d’enfance et des fatalités de caractère, saupoudrées d’histoire familiale ; des petits riens, en somme, mais qui tracent un parcours presque inéluctablement. Gauche et droite raconte d’abord le destin de deux frères en rivalité l’un avec l’autre : l’aîné, Paul, est un jeune homme charmant, qui est parti étudier quelques mois à Oxford et en gardera une nostalgie toute sa vie ; le plus jeune, Théodore, est plus fragile et souffre d’avoir vécu dans l’ombre de son frère.
Le roman s’ouvre sur un potentiel : tout est destiné à réussir à l’aîné Bernheim. Mais les temps changent, et entre la guerre, les mauvais placements et l’évolution des logiques économiques,il se retrouve bientôt – presque – sans le sou. A trente ans, Paul, qui n’était qu’un immense et capricieux potentiel, se demande ce qu’il s’est bien passé pour qu’il en soit encore à chercher sa place. Ne devait-il pas devenir quelqu’un ? Et malgré leurs désaccords profonds, couve chez les deux frères un profond sentiment de déclassement, qui explique jusqu’à la jalousie qu’ils ressentent pour leur position respective.
Ceux-ci répondent à ce sentiment de deux façons très différentes. C’est par le nationalisme et l’antisémitisme que Théodore trouve la réponse au paradoxe fondamental de la défaite de l’Allemagne et des difficultés financières croissantes de sa famille qui avait pourtant réussi. C’est son moyen de retrouver une dignité perdue, voire de la créer de toutes pièces puisqu’il n’avait pu jusque là que ramasser les miettes laissées par son frère. Paul, lui, opère toujours aux moments de crise un retour sur son passé glorieux et ses études anglaises : derrière l’opposition des deux frères, se cachent peut-être deux retours instinctifs vers un passé glorieux et idéalisé.
Mais Paul Bernheim a un autre Doppelgänger : c’est Nikolas Brandeis, juif russe qui a émigré dans la République de Weimar après avoir tout perdu. Aussi bizarre par lui-même qu’étranger à cette société, Brandeis se fait peu à peu une place, en multipliant les investissements qui rapportent. Ce qui le distingue des frères Bernheim, c’est de fait sa capacité à évoluer et à suivre les métamorphoses du monde d’après-guerre.
Cette troisième voie pour un troisième personnage n’est pas exempte d’ambiguïté : à se transformer et à renaître à chaque crise, en risque-t-on pas de se perdre soi-même ? Peut-être est-ce le seul moyen, dans une époque entre chien et loup, où les nationalismes montent au vu et au su des intellectuels et des pro-européanistes, pour survivre ?
J’ai gardé le souvenir d’une époque où Paul Bernheim promettait de
devenir un génie.
Critique plus développée, avec spoilers intégrés, sur mon blog de lecture