Belle surprise que cette pièce qui m'a permis de redécouvrir cette année Molière au théâtre, dans une mise en scène de Jean-Pierre Vincent, puis à travers le texte que j'ai lu un peu plus tard. Il est certain que l'interprétation que donne Jean-Pierre Vincent de cette comédie a affecté ma lecture. Je ne verrai, je crois, jamais George Dandin autrement que comme une comédie fort sombre, ce qu'elle me semble cependant déjà être sous la plume de Molière.
Ce personnage de George Dandin, qui donne son nom à la pièce, est un riche paysan qui a cherché à s'élever dans la société par le truchement d'un mariage avec Angélique, une jeune femme - apparemment bien plus jeune que lui - issue de la noblesse. Les parents d'Angélique, M. et Mme de Sotenville (oui, Molière s'est lâché sur les noms de ses personnages) ont vu là un moyen de renflouer leur bourse. Seulement, Angélique se montre un peu trop rebelle au goût de son mari, même si elle a accepté la décision de ses parents - avait-elle seulement le choix ? - en épousant avec un homme qui ne lui plaisait pas le moins du monde. Dandin la soupçonne fort - et à raison - de flirter avec un jeune noble du voisinage, le dénommé Clitandre. Le mari n'aura donc de cesse d'essayer de surprendre sa femme en train de se laisser courtiser, et la femme n'aura de cesse de contourner les pièges du mari par le biais de ruses parfois très audacieuses.
Trois actes, chacun parfaitement mené et se focalisant autour d'un piège tendu et d'une ruse lui répondant. Trois actes qui révèlent deux personnages qui, à eux deux, forment un couple sans la moindre harmonie et qui souffrent de leur mariage. Deux personnages qui se laissent également prendre tous deux au jeu des apparences sociales. Car, si George Dandin ne trouve plus guère, au moment où débute la pièce, d'agrément à l'idée de s'être élevé au rang de noble (avec le charmant titre de Monsieur de La Dandinière à la clé), il ne faut pas s'y tromper : Angélique ne s'intéresse à Clitandre que parce qu'il représente tout ce que Dandin n'est pas, parce qu'il présente bien et qu'il est bien plus riche et se place bien plus haut qu'elle dans la société. Elle ne semble même pas s'apercevoir qu'il n'est qu'un jeune fat. Quant au couple des Sotenville, ils se montrent aussi arrogants et soupçonneux avec Dandin que mielleux et naïfs avec le très noble et très riche Clitandre.
Mais le plus percutant, c'est sans doute la tirade étonnamment moderne d'Angélique, expliquant à son mari qu'on a fait d'elle un objet de troc afin de contenter les aspirations sociales de l'un, les aspirations financières des autres, sans prendre en compte son opinion (ce qui était bien entendu la coutume à l'époque, le mariage étant alors une transaction), se plaignant que personne ne s'est soucié d'elle ni de ce qu'elle pouvait ressentir. Voilà bien un discours qu'on ne s'attend pas à trouver dans un tel contexte ; car s'il est courant au XVIIème (et avant, et après) de montrer sur scène de jeunes gens se mariant par amour et se riant de vieux barbons, c'était avant tout une convention de la comédie qui venait de loin (cette comédie-ci vient d'ailleurs de chez Boccace), et ne reflétait en rien l'esprit de l'époque. Or, ici, le monologue d'Angélique semble faire écho à une situation qui, si elle est éludée en société, n'en est pas moins réelle. Claudine, la servante d'Angélique et qui forme avec elle une sorte de duo, vient d'ailleurs en appui à sa maîtresse sur ce point, lorsqu’elle dialogue avec Lubin, un domestique de Clitandre qui cherche à l'épouser. Alors, est-ce que Molière a vraiment cherché à faire entendre les femmes ? Ou à faire entendre un individu qui aspire à vivre par et pour lui-même ? Difficile de trancher. On pourrait aussi penser que ce discours n'est déclamé par Angélique que pour amadouer Dandin - ce en quoi elle ne réussit pourtant pas, alors que ses ruses, assez viles, sont toujours des succès. Toujours est-il qu'on n'a guère la possibilité de lire ou d'écouter cette tirade à présent sans que certaines résonances se fassent jour.
J'ajoute que les personnages de George Dandin, d'Angélique, et de M. et Mme de Sotenville sont tous très réussis. On serait d'ailleurs bien en peine de trouver les uns ou les autres parfaitement sympathiques. L'un veut battre sa femme et se fiche de lui plaire ou non, l'autre veut tromper et ridiculiser son mari, les autres sont stupides et se laissent berner sans sourciller. Et pourtant, malgré les caractères peu amènes des personnages et les situations comiques qui s’enchaînent, il se dégage de cette pièce une noirceur concernant le mariage et la société qui laisse tout songeur.