"Plan d'une suite de l'Histoire de l'oeil.
Après quinze ans de débauches de plus en plus graves Simone aboutit dans un camp de torture. Mais par erreur ; récits de supplice, larmes, imbécilité du malheur, Simone à la limite d'une conversion, exhortée par une femme exsangue, prolongeant les dévots de l'Eglise de Séville. Elle est alors âgée de 35 ans. Belle à l'entrée au camp, la vieillesse par degrés irrémédiables. Belle scène avec un bourreau femelle et ladévote : la dévote et Simone battues à mort, Simone échappe à la tentation. Elle meurt comme on fait l'amour, mais dans la pureté (chaste) et l’imbécillité de la mort : la fièvre et l'agonie la transfigurent. Le bourreau la frappe, elle est indifférente aux coups, indifférente aux paroles de la dévote, perdue dans le travail de l'agonie. Ce n'est nullement une joie érotique, c'est beaucoup plus. Mais sans issue. Ce n'est pas non plus masochiste et, profondément, cette exaltation est plus grande que l'imagination ne peut la représenter, elle dépasse tout. Mais c'est la solitude et l'absence de sens qui la fondent."
(Georges Bataille, Histoire de l’œil, Gallimard, coll. "L'Imaginaire", 1967, p.107-108)
Ce texte n'est pas anodin ; avant de lire du Bataille, il vaut mieux être intronisé (en quelque sorte), au risque de perdre la moitié - voire plus - de la substance de ce bouquin. Une belle partie des clefs batailliennes sont présentes dans ce texte ; extase, dépassement, fièvre, agonie, mort - et ce mysticisme savamment souillé par un matérialisme brutal. Le corps s'épanche ; fiévreux, il s'agite, l'humain se rue dans l'inhumain, rompt avec ses limites ; il se confond dans le délire qu'il abrite et qui l'anime jusqu'à l'exaltation, et la mort.
Les textes de Bataille sont opaques - leur saveur en dépend. C'est un tournis, un écroulement, des convulsions et toute une foule de spasmes. Les yeux sont dérangés, l'imaginaire aussi, et le symbolique, n'en parlons même pas. Bataille saccage ; je ne le lis pas sans raisons. Il m'échappe, dans le sens où le lire revient à se remplir la tête d'interférences.
Il m'a collé une nausée monstrueuse, à la première lecture - j'ai souri en l'entendant, par la suite, écrire ou dire quelque part que c'était bien là ce qu'il souhaitait. On m'a collé la tête dedans - "Si Bataille vous a traumatisé, mademoiselle, étudiez-le : il faut étudier les auteurs qui nous procurent quelque chose" - et je n'en suis jamais ressortie. P'têt bien que j'en ressortirais jamais ; non seulement parce qu'il me captive, mais parce que sa complexité est d'une stimulation sans bornes.
"Ce n'est nullement une joie érotique, c'est beaucoup plus."
N'est-ce pas Georges. Te réduire à un érotisme noir ou à un mysticisme refoulé, c'est réducteur, simpliste, faux, bouh. Il faut s'élever pour tout saisir. Il faut lire, lire encore - à chaque lecture les mots émergent différemment - lire beaucoup, à s'assoiffer le cerveau.
"Simone et moi tués, à l'univers de notre vision personnelle se substitueraient les étoiles pures, réalisant à froid ce qui me paraît le terme de mes débauches, une incandescence géométrique (coïncidence, entre autres, de la vie et de la mort, de l'être et du néant) et parfaitement fulgurante." (Ibid., p.41-42).
Et ce entre deux scènes de cul - le métaphysique s'écrase dans/sur le physique ; c'est bruyant, éclatant, commotionnant. Des vagues de différentes ampleurs nous submergent, tout au long des lectures (oui, oui, il faut vraiment le lire plusieurs fois - 100 pages oklm que j'ai dit), et ce sont ces remous incessants qui rendent Bataille ... captivant. On pense saisir eeet ça nous échappe, et on croit voir quelque chose ; mais si, en bons êtres intelligents que nous sommes, nous laissons le doute se glisser entre le livre et notre réflexion, des centaines de portes s'ouvrent, et d'autres derrière elles - et les fenêtres avec - et tout cela se met à claquer.
Alors on se redresse, on respire, et on se prépare à ouvrir un livre qu'on réouvrira encore, et encore - on se prépare à faire face à une centaine de pages qui vont nous sucer les neurones, si on les laisse faire, à une lecture commotionnante, et délectable parce qu'elle l'est.
(NB : Je n'aime aucun auteur et penseur plus que Bataille. Autant le savoir.)