Léon Bloy fait rire tout en restant sérieux. Ce trait rend ordinairement quelqu’un ridicule, mais l’auteur des Histoires désobligeantes n’est jamais ridicule. Prenez le titre de la préface de l’édition de 1914 : « L’enragé volontaire ». Il a l’air d’un simple jeu de mots fumeux, enragé / engagé. Mais d’une part, il condense une bonne partie de l’esthétique de Bloy ; d’autre part, alors qu’il pourrait avoir quelque chose de désolant sous la plume d’un critique, il traduit une forme de recul, c’est-à-dire d’intelligence. (La portée autobiographique d’au moins deux des nouvelles du recueil, « Un homme bien nourri » et « La Plus Belle Trouvaille de Caïn », confirme que ce recul ne se lit pas que dans le Désespéré ou dans le Journal de l’auteur.)
Des passages comme « Je le confesse, il n’est pas en mon pouvoir de me tenir tranquille. Quand je ne massacre pas, il faut que je désoblige. » (préface, p. 25 de la réédition en poche du Mercure de France) ou encore « On a cru bêtement, il est vrai, que le silence me tuerait. C’était vouloir empoisonner un crocodile avec du bouillon de crapaud. Je n’en suis devenu que plus fort et mieux endenté. » (p. 26) dénotent peut-être quelque forfanterie foncière, mais ne sauraient valoir à leur auteur la moindre accusation de malhonnêteté ; qu’on pense, par contraste, à la prétendue transgression que plus d’un auteur soi-disant subversif revendiquera par la suite pour ses propres œuvres, et qui ne sera qu’une pose. (Il serait intéressant de voir à partir de quand, dans l’histoire littéraire, le subversif devient un argument de vente, mais ça nous mènerait loin.)
Le rire, donc, omniprésent en jaune ou en noir dans les Histoires désobligeantes, vient très rarement des situations évoquées (à la rigueur dans « Les Captifs de Longjumeau » ou dans « Le Cabinet de lecture »). Dans la plus pure tradition du conte cruel, les récits proposent principalement un panorama de lâchetés et de bassesses, depuis l’adultère raté jusqu’à la prostitution incestueuse (« Jocaste sur le trottoir », oui !), en passant par l’avarice maladive, la séduction laborieuse de grisettes aussitôt jetées ou la vengeance familiale machiavélique : « Les amateurs d’émotions suaves sont invités à ne pas continuer cette lecture. » prévient l’auteur dans « La Dernière cuite » (p. 133). Le rire ici vient du langage, et des noms de personnages tels que « Madame Virginie Durable, née Mucus » ou « Mademoiselle Cléopâtre du Tesson des Mirabelles de Saint-Pothin-sur-le-Gland », respectivement dans « Une martyre » et « Deux fantômes », n’ont pas d’autre fonction.
Car au centre des Histoires désobligeantes, comme de tous les textes de ce Guetteur du Verbe que fut Léon Bloy, il y a le langage, et dans ce langage une part diabolique, puisqu’il s’agit de rire et qu’il y a du Baudelaire chez Bloy, avec laquelle s’affronte l’auteur. Je ne pense pas que ces Histoires désobligeantes puissent être lues sans se dire que ce ne sont pas des blagues, y compris dans les plus féroces de ces caricatures animales dont Bloy se repaît, que ce soit ce « gros vigneron de la Charente-Inférieure dont la large face ressemblait au derrière d’un singe papion », ce vieillard qui « ressemblait à une vieille mouche qui n’aurait pas la force de voler sur les excréments et dont les araignées elles-mêmes ne voudraient plus », cet autre « Chaste comme un clou, comme un sécateur, comme un hareng saur », ou de celui-ci « doux comme les plumules des colombes, doux comme les saintes huiles, doux comme la lune » (respectivement dans « Le Passé du monsieur », p. 113-114 ; « Le Vieux de la maison », p. 37 ; « Une idée médiocre », p. 76 et « Le Frôleur compatissant », p. 107).
Si le Diable est dans les détails, Bloy s’attaque aux détails.

Alcofribas
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le 27 avr. 2017

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