Tout va bien, dans le meilleur des mondes possibles est la réplique pleine de cynisme que Voltaire aimait à mettre dans la bouche de Pangloss, une caricature de philosophe optimiste béat partisan de Leibniz quand bien même il pouvait lui arriver les pires horreurs. C'est à ce personnage tragicomique que je pense quand on me parle d'optimisme, quand je ne pense pas déjà à me suicider, tant les optimistes ont cette faculté terrible de redoubler ma dépression nerveuse et de me faire envier le sort des pendus. A cela, ajoutez un marketing terrible pour un d'ores et déjà grand best-seller ainsi qu'un style qui me faisait penser à un cours sur le développement personnel, tout fait d'exemples spectaculaires, de moraline et de discours sirupeux à la roule moi les couilles dans la laitue sur la nécessité de tendre l'autre joue, et ça y est, deux balles ont déjà explosé ma tempe. Que voulez vous d'ailleurs dire à un philosophe qui, dès son introduction, prévient son lecteur à l'égard de ceux qui, les méchants, vont essayer de contre-argumenter ? Que voulez vous dire d'autre quand ce philosophe affirme que nous vivons dans un monde dans lequel tout va de mieux en mieux, alors que ma vie psychique ressemble davantage à Guernica qu'à l'Eden? Que voulez-vous dire quand il nous pousse à ne pas regarder les infos parce que c'est déprimant et qu'après tout il vaut mieux être inculte que triste? Mais pour être très honnête, et cesser tout de suite ce snobisme qui ne me va pas si bien d'après ma mère, je dois admettre que ce livre m'a convaincu, et que sa forme publicitaire et simpliste dessert un fond d'une grande exigence et d'une grande qualité. Rutger Bregman essaie de nous prouver que l'homme est naturellement bon. C'est une volonté bien sympathique, mais un peu pitoyable au premier abord, d'autant plus que j'avais lu Le principe de Lucifer d'Howard Bloom qui nous disait exactement l'inverse : l'homme est ontologiquement mauvais et égoïste. Alors que ce dernier livre était une merde sans nom, avec une méthode scientifique proche de zéro pointé, plein d'arrières pensées conservatrices et à la qualité philosophique franchement limite, je m'attendais à lire Humanité comme son exact symétrique, c'est-à-dire avec aussi peu de qualités. En fait, ce qui me dérangeait vraiment est l'idée de départ qui rejoint celle des deux états de nature. Pour Hobbes (et Bloom), l'homme est naturellement mauvais, un loup pour l'homme et l'Etat l'aide à être meilleur, alors que pour Rousseau (et Bregman), c'est précisément l'inverse : l'homme est naturellement bon et c'est la société qui le pervertit. Ce qui me pose diablement problème dans cette idée est qu'elle rend ontologiques, c'est-à-dire essentiels (lié à l'être dans l'éternité), des jugements de valeur. Dire que quelque chose est naturellement bon signifierait que le bien et le mal sont des choses qui sont vraies de tout temps et en tout lieu. Or, et il ne faut pas être sorti de Saint-Cyr pour s'en rendre compte, ce qui est bien ici et aujourd'hui ne l'était pas hier et ne l'est pas forcément ailleurs. Donc dire que le bien et le mal peuvent être liés à des choses naturelles et objectives, alors qu'elles sont purement sociologiques et qu'elles dépendent du regard que la société pose sur les choses, c'est une hérésie philosophique. Ainsi, pour moi, avant même d'avoir lu les deux livres, ils étaient déjà à côté de la plaque. Mais en me mettant à lire Bregman, je me suis rendu compte que ce n'était pas tout à fait ce qu'il voulait dire. Il ne cherche pas vraiment à prouver que l'homme est naturellement bon, mais plutôt qu'il est naturellement empathique, ce qui est déjà diablement plus intelligent. Et une fois ce défaut passé, la lecture se fait plus agréable, voire pertinente. En réalité, Rutger Bregman est un rousseauiste pur et dur. Pour lui, le sentiment d'empathie est naturel à l'homme et c'est bien l'exercice du pouvoir qui le rend mauvais. Mais pour mieux comprendre sa philosophie, rien de tel que de prendre argument par argument le développement du philosophe néerlandais avec qui il est très agréable de converser dans sa tête à la lecture de ce qui est, et je vais en surprendre beaucoup, un bon bouquin.


Le constat.


Bregman essaie de prouver que de tout temps, et il n'a pas totalement tort, toutes les religions et idéologies ont dépeint l'homme comme un être naturellement mauvais et dépravé. Que ce soit le christianisme, mais également les Lumières, personne ne fait confiance en l'Homme et son pouvoir doit sans cesse être contrecarré par des contrepouvoirs. Toutes ces théories sont appelées par lui les théories du vernis de civilisation. En effet, selon les ennemis de Bregman, les Hobbsiens, il suffirait de rien pour briser l'apparente sympathie des hommes et découvrir leur vraie nature : des horribles prédateurs. Or, pour Bregman, il n'y a rien de plus faux : l'homme est naturellement empathique et pacifiste.


Tous les arguments ne pourront pas être reproduits, notamment celui, brillant, sur l'île de Pâques, mais je vais reproduire ceux qui me paraissent les plus sérieux et les plus représentatifs du livre.


1er argument : A l'origine, les hommes sont naturellement, biologiquement et anthropologiquement empathiques


Pour prouver que les hommes sont naturellement bons et empathiques, Rutger Bregman s'intéresse naturellement à trois champs de pensée : la préhistoire, l'étude des tribus de chasseur-cueilleurs et les bébés. Il se fonde notamment sur des études qui démontrent que les enfants sont naturellement empathiques envers ceux qui leur ressemblent le plus grâce à l'hormone de l'ocytocine. Il compare notamment les facultés mentales des bébés humains avec les bébés chympanzés et orangs outans. Si les trois bébés ont des résultats similaires en matière de raisonnement spatial, en matière de calcul et de causalité, seul le bébé humain écrase les deux autres dans l'apprentissage social (social learning). Cette faculté d'empathie, c'est-à-dire de construction sociale, lui permet par l'entraide et la bonté de construire des sociétés humaines plus performantes que celles des autres primates et notamment des Néanderthaliens. Seule espèce qui rougit et qui ressent le sentiment de honte, Bregman rejoint Kropotkine et sa théorie du darwinisme d'entraide. Mais il ne s'arrête pas là pour prouver que l'être humain est naturellement altruiste.


Il démontre que les études faisant de la préhistoire nomade un monde violent sont fausses. Notamment, il démonte l'étude The better angels of our Nature de Steven Pinker qui estime que sous la Préhistoire et dans les tribus de chasseur cueilleurs, le taux de mort violente est de 15% et 14%. Pour lui, ces chiffres sont mal lus et invalident cette idée. De la même manière, il critique très durement l'étude de la tribu ultra-violente Yanomani de Napoléon Chagnon The fierce people qui a notamment soutenu l'idée que les tribus nomades se faisaient la guerre et se massacraient allègrement. Pour lui, la vérité est plus proche de la Tribu Yalik qui se mettait à pleurer à la vue des meurtres dans les films hollywoodiens. Pour autant, si le fait que ces études soient imparfaites est sans doute vrai, cela ne veut pas dire à l'inverse que les nomades et les chasseurs cueilleurs aient été bons. Sans doute la vérité était-elle beaucoup plus nuancée que ce que nous dépeint Rutger Bregman et trouvions nous dans l'Humanité primitive, qui représente 95% de notre Histoire, autant de belliqueux que de pacifistes.


En effet, Bregman nous dépeint un monde démocratique, nomade et presque paradisiaque. Il s'appuie notamment sur des études concernant les Aché du Paraguay et les Hazda de Tanzanie qui ont un pouvoir démocratique fondé sur l'auto-contrôle des chefs et qui changent régulièrement de tribus, côtoyant 1000 personnes dans toute leur vie. Pour Bregman, le grand début de la décadence a été le passage du nomadisme à la sédentarité. Il estime que cette dernière, en figeant les populations, a entraîné les épidémies, le début du patriarcat par la réification de la femme, le début du surplus, et donc du commerce, du pouvoir politique inégalitaire et de la guerre. Outre une alimentation pourrie, le néolithique est une période de surpopulation pendant laquelle plus personne ne se connaît et donc se contrôle. Un poil caricatural, Bregman oublie que la sédentarisation a permis aussi la création de l'écriture. Pour lui, l'âge d'or est celui du mésolithique et du paléolithique, certainement pas le néolithique.


Pour le moment, on ne peut pas reprocher grand chose à Rutger Bregman qui, avec des arguments scientifiques réels, tentent de soutenir sa thèse. Même si les contre-arguments fleurissent à chaque page, elles n'en sont pas moins passionnantes. Mais là où Bregman dérape à mon sens, c'est en comparant les êtres humains aux porcs domestiques, faisant des traits fins de l'homo sapiens sapiens un signe d'empathie naturelle, comme si l'on pouvait lire dans la beauté des traits des quelconques vertus morales. Cesare Lombroso applaudit des deux mains. Non pas que Dmitri Beliaïev et son Survival of the friendliest soit une mauvaise enquête scientifique, mais tout de même, comparer l'homme à une race de renard domestiqué est un poil osé.


2ème argument : les hommes n'aiment pas faire la guerre


Ah que n'ai je pas été surpris quand Bregman m'a appris une chose proprement incroyable : dans les conflits armés, la plupart des soldats ne tirent pas et font tout pour éviter de le faire! C'est Samuel Marshall, à propos de la Bataille de Mankin, dans son article Men Against Fire qui le dit : seuls 15 à 25% des soldats tirent! Et si l'étude d'origine était un peu imparfaite, les études successives le démontrent : l'intuition de Marshall est juste. La majorité des morts dans les guerres proviennent des projectiles, y compris des drones, c'est-à-dire quand les soldats ne se voient pas. N'y a-t-il pas meilleure preuve que l'être humain est altruiste ? Sans doute oui ! Pour autant, il ne faut pas oublier les multiples crimes de guerre et autres crimes contre l'humanité, exercés par certaines armées. Mais Bregman l'explique par après avec un autre argument qui est aussi pertinent.


En effet pour Rutger Bregman, les crimes commis par les armées de l'Histoire et par le terrorisme sont faits par altruisme! En réalité, ils se battent pour des choses auxquelles ils croient, ou même pour les leurs. Comme les bébés dont l'ocytocine permet une empathie envers ses proches mais pas envers ceux qui ne sont pas les siens. Bregman a même posé la question qui m'obsède : pourquoi la Wehrmacht, dès 1943, alors qu'elle sait qu'elle est perdue, continue-t-elle de se battre avec férocité ? D'après les études qui ont été faites par Morris Janowitz, ce n'est pas parce qu'elle croyait fortement au nazisme, mais par esprit de camaraderie. Tout s'explique donc. (mais c'est un peu facile non ?)


3ème argument : les hobbsistes se basent sur des études spectaculaires mais erronées


Tout le monde a déjà entendu parler de l'étude de Stanford mise en place par Zimbardo qui consistait à créer en 1971 une fausse prison avec des étudiants, les divisant entre gardiens et prisonniers, et qui aurait dégénéré. Dans des centaines de vidéos youtube, on ne cesse de se masturber intellectuellement en disant que, décidément, que l'homme est mauvais! Sauf que l'étude est complètement pipée, fausse et à la méthode scientifique inexistante, davantage que toute autre étude. L'étude a été refaite de manière sérieuse, et les gens se comportent en réalité très bien. Il en va également de même de la tristement célèbre étude de 1954 de Muzafer Sherif appelée La caverne aux voleurs qui aurait prouvé la perversité des enfants mis en situation d'affrontements : là aussi, c'est hautement sujet à caution et Bregman démonte l'enquête avec une grande aisance. Mais là où il déraille encore, c'est en s'en prenant à l'étude de Milgram qui est pourtant un classique du genre. D'ailleurs, il est très difficile pour lui de la tacler et il n'y arrive guère. Pour autant, le travail de sape de Bregman à l'encontre des sources hobbsistes est dans l'ensemble plutôt convaincante, surtout à l'égard de la théorie idiote de James Q Wilson du carreau cassé, destinée à une plus grande répression des délinquants.


Les solutions


Et on en arrive aux solutions qui sont à mon sens très intéressantes et qui méritent d'être publiées. En voici un florilège :
-la généralisation dans l'enseignement de l'effet Pygmalion. En effet, cet effet désigne une expérience faite sur des rats puis sur des élèves qui consiste à complimenter et à considérer l'enfant pour le développer intellectuellement plus que les autres.
-la création de prisons sur le modèle norvégien (Prison de Bastoy) qui met le paquet sur la réinsertion et non sur la répression.
-l'approche néerlandaise et d'Aarhus sur la radicalisation, là encore centrée sur la générosité et la réinsertion.
-la mise en place de contacts entre les populations qui ne se connaissent pas pour éviter le racisme, sur le fondement des études de Gordon Allport et de Pettigrew.


Mais je n'en dis pas plus, ce serait spoilé le livre qui est assurément un beau livre d'idées et d'idéaux.

PaulStaes
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le 13 mai 2021

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