Même avec un contexte des plus banales, K. Dick parvient à perdre son lecteur dans une histoire de plus en plus déroutante. Le speech de départ semblait pourtant clair : un type veut continuer à vivre, l’autre essaye de survivre. Du point de vue de Jim Fergusson, tout se passe bien. Sa retraite est assurée, et un riche producteur lui offre même l’opportunité de gérer le garage d’une zone commerciale en construction. Il hésite. Sa passion pour la mécanique le laisse très tenté malgré les mises en garde de son médecin. Après tout, il aura une équipe, ce ne sera plus à lui de mettre les mains dans le cambouis.
Pour Al Miller, les choses ne sont pas aussi simples. En fait, les choses ne sont jamais simples pour ce tout juste trentenaire qui vit avec sa femme « comme un noir », et même un moins que noir, puisque les propriétaires de son misérable appartement ne sont pas blancs. Dans une Amérique encore très marquée par la ségrégation raciale, Al ne vaut vraiment rien. En découvrant l’existence du riche producteur et en entendant quelques rumeurs à son sujet, le jeune homme est convaincu d’être en présence d’un grand manipulateur. Il se met en tête de déjouer ses plans et prouver ses mauvaises intentions même si, dans le fond, il n’a aucune idée de leur nature. Pourtant, le commercial semble des plus accorts. Serait-ce un piège ?
Humpty Dumpty à Oakland rendrait n’importe qui paranoïaque. L’auteur nous perd, nous ne savons plus très bien qui croire. Faut-il faire confiance à Jim que la maladie rend peut-être un peu sénile, ou à Al, qui a tout du parfait looser ? Comme lui, nous nous surprenons à nous méfier de tout, à entrer dans les calculs très méfiants d’un petit prolétaire qui se sent pris au piège d’une logique capitaliste et cherche désespérément à sauver son libre arbitre. Derrière tout cela, une machinerie infernale le dépasse. N’est-il pas suspect de voir le riche, le puissant, essayer d’aider un pauvre type comme lui ? Les questions tournent sans cesse, les thèses se confirment à un chapitre, sont écartées au suivant. Une seule chose est certaine, cette histoire tournera mal.
Il serait difficile d’en dire plus sans spoiler. Al est un cas désespéré à la logique défaillante mais parfois surprenante de lucidité. Son combat, qu’il soit fondé ou non, semble perdu d’avance. On ne lutte pas contre sa propre société quand on n’a aucun moyen d’exister. Quant aux conclusions à tirer de ce roman, je ne saurais me prononcer. Je ne suis pas certaine que l’auteur ait cherché à faire passer un message concret tant Al inspire peu d’empathie. Ce serait plutôt une expérience de lecture, l’histoire hallucinée d’un pauvre type qui ne fait que se couler, en détruisant des choses au passage. Un Humpty Dumpty à Oakland, tout simplement…
Hors des sentiers de la science-fiction, Philippe K. Dick est un excellent auteur, maître de l’absurde et de l’humour grinçant. Ce n’est ni drôle ni tragique, c’est quelque chose entre les deux, si cela peut exister. Tout ça pour une histoire de garage à vendre ! On referme le livre avec la sensation d’avoir fait un voyage des plus curieux, même si la fin est peut-être un peu en-dessous de ce qui pouvait être espéré. Si vous voulez découvrir l’auteur dans un autre registre, ou même le découvrir tout court pour les frileux de SF, n’hésitez pas sur ce titre. A défaut d’en tirer une leçon de philosophie, vous aurez le cerveau retourné bien comme il faut.