«Lorsque vous regardez, vous ne pensez jamais à ce que la peinture (ou n’importe quoi de ce monde) «doit être», ou à ce que beaucoup de gens voudraient qu’elle soit seulement. La peinture peut tout être. Elle peut être un éclair de soleil en pleine bourrasque. Elle peut être un nuage d’orage. Elle peut être le pas d’un homme sur le chemin de la vie, ou, pourquoi pas ? un pied qui frappe le sol pour dire «assez».» (Antoni Tàpies, Le jeu de savoir regarder, dans «La pratique de l’art»)
Dans «Icecolor », paru en octobre 2014 aux éditions Le Réalgar, Emmanuel Ruben nous invite à savoir regarder, un voyage à l’intérieur de nos perceptions dans l’œuvre tellurique de Per Kirkeby, dont les dessins et peintures répondent magnifiquement à ce très beau texte.
«Oui mais quel enfant n’a pas rêvé du Nord ? Quel enfant n’a pas rêvé des Icebergs ?»
Rêveur du grand Nord, et toujours hanté par les spectres de l’histoire, l’auteur est en partance de Londres pour les îles Solovki, cet archipel devenu le symbole du goulag, mais il rate son avion, retenu par les paysages, «la lumière argentique d’un Daubigny, les frondaisons élégiaques d’un Corot, les Tamise embrumées d’un Monet, le lac Léman d’un Courbet en exil», exposés à la National Gallery.
Cet acte manqué le conduit à visiter l’exposition du peintre danois Per Kirkeby, qui prend chaque année la route du grand Nord, lorsque les icebergs se disloquent et que les couleurs explosent, et remplit d’images son carnet de croquis transformés plus tard en dessins et en ces grandes peintures, somptueuses strates sédimentées de couleurs sur fond noir.
«Kirkeby, qui ne se rêve pas géologue, mais qui l’est de formation, qui a délaissé la science avec ses théorèmes arides, ses théories hasardeuses, ses analogies étranges, conserve de ces années d’exploration l’idée fascinante que la nature n’est que cela : plis et failles, sillons et fissures, serpentins et lézardes.»
À l’heure où la mondialisation et l’empreinte humaine abîment la planète et font disparaître les glaces des pôles, Emmanuel Ruben nous entraîne avec cette rêverie poétique vers le noyau de l’œuvre visionnaire de Per Kirkeby, sous les icebergs, au cœur du soleil noir, au cœur du continent blanc qui se couvre de verts au printemps, de la nature omniprésente dans ses tableaux pour qui sait voir en profondeur.
«Imaginons-le en plein air, ou mettons en pleine débâcle, le peintre, quand la frontière entre solide et fluide, entre vert et bleu se resserre, quand la terre se disloque pan par pan et devient, évaporée là-haut, du ciel, ou, dégringolant là-bas, de la mer. Il est resté trop longtemps sur ce promontoire de glace flottante, les yeux quêtant dans le précipice des ombres et des lumières, des formes et des forces, des couleurs et des mouvements, des signes de vie, d’espoir…»
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