Ils vont tuer Robert Kennedy de Marc Dugain est un grand roman de l'année 2017. Le terme le plus important dans cette première phrase est peut-être celui de "roman" car en effet, ce n'est pas une thèse universitaire, ni le résultat d'une enquête d'investigation ni un essai purement politique. Notre génération le sait bien, le complot est un des maux de la raison de ce siècle. Si le rôle d'internet est évident en la matière, il est loin d'être le seul, en témoigne ce roman qui est un génie de l'ambiguïté. Un universitaire, qui porte le même nom que l'auteur, et qui pourtant n'est absolument pas lui (c'est à s'y méprendre cependant) en histoire contemporaine se découvre dès son enfance et son adolescence une volonté de comprendre la mort violente de sa mère, qui s'est suicidée, et de son père, mort dans un accident de voiture. Petit, il est élevé par sa grand-mère Maine au Canada où il découvre les joies des années 60-70. Peu à peu, le personnage découvre un éventuel lien entre la mort de ses parents et la mort des deux frères Kennedy, assassinés respectivement à Dallas et à Los Angeles. L'auteur lie d'une manière très adroite les deux tableaux : celui d'une enquête personnelle et fantasmée, et celle plus historique sur les assassinats des immigrés irlandais catholiques des frères Kennedy.
La trame la plus historique et "réelle" du roman est la narration romancée de la vie de "Jack et Bobby" Kennedy, des enfants d'une très riche famille irlandaise dont le patriarche entretient des liens très dangereux avec la Mafia, à qui il achète des voix pour l'élection de son deuxième fils, John. Au delà de cet aspect sulfureux, l'auteur nous apprend de nombreuses choses sur les deux frères, en les salissant un peu, ce qui finalement à terme les grandit tout à fait. Il est d'abord incroyable de se rendre compte de la malédiction familiale selon laquelle les enfants Kennedy meurent tous d'une mort violente, fracassante et imprévue. Du mandat de John Kennedy, le lecteur retient une politique pacifiste, saine et sociale brisée par une prétendue alliance entre la CIA présidée par John Edgar Hoover, les anti-castristes, l'industrie d'armement et la Mafia trahie par la mise en place d'une commission sénatoriale d'enquête menée par les deux frères, alors même que leur élection dépendait en partie de l'aide des "syndicats". John Fitzgerald Kennedy, gravement malade, enchaînait compulsivement les copulations avec de nombreuses jeunes demoiselles, amenées par des rabatteurs et avec qui il entretient des liaisons d'une dangerosité étonnante. L'auteur reprend des thèses conspirationnistes selon lesquelles le Président n'a pas été assassiné par Lee Harvey Oswald, un pauvre leurre, mais par une alliance de ses ennemis au sein de l'Etat profond, le tout avec la complicité du vice-président texan, démocrate que de nom, Johnson. S'ensuit l'inexorable ascension de Robert Kennedy, le petit frère de John, pétri d'un complexe d'infériorité et rongé par la culpabilité, qui pourtant réussit l'exploit d'être investi aux primaires grâce à son discours pacifiste, tolérant, antiségrégationniste et social. Qu'importe, là encore, l'auteur point des incohérences dans son assassinat, le tout sous une forme assez confuse mélangeant la présence d'une jeune femme mystérieuse, trop de balles pour un même chargeur ou encore l'éventuelle présence d'un deuxième tireur. Le deuxième tableau de ce roman est plus romancé et mélange là encore de nombreuses paranoïas de la part du narrateur, intimement persuadé de l'assassinat de sa mère par la CIA, de l'engagement de son père au sein des services secrets britanniques après sa résistance communiste pendant l'occupation allemande en France et des sombres histoires de projets secrets de contrôle de la population par l'hypnose et le LSD. C'est d'ailleurs une thèse inédite qu'avance Marc Dugain, en vertu de laquelle la CIA aurait inondé les jeunes hippies révoltés de drogues pour les empêcher de renverser le pouvoir en place. Confondre toxicomanie et lâcheté semble sinon un peu facile, du moins peut-être trop optimiste.
Il est donc évident que ce livre tourne autour de la théorie du complot de manière générale. D'ailleurs, la fin du roman révèle au grand jour la volonté de l'auteur de maintenir une ambiguïté sur le sérieux de ses allégations, en montrant que l'objectif du narrateur est plutôt de donner un sens à sa vie, d'adjoindre sa petite histoire à la grande Histoire en enquêtant de manière bien peu universitaire sur les liens de son histoire avec l'assassinat des Kennedy. S'il est évident que la CIA n'a jamais été une association d'enfants de chœur pendant la Guerre Froide et en Amérique Latine notamment, il est un peu hasardeux de lui mettre sur le dos les assassinats de nombreux hommes politiques à cette époque, parce que si ceux-là arrangeait bien cette Amérique Profonde, que l'auteur souille d'ailleurs à chaque page, le rapport cause-conséquence n'est pas évident. Si haïr sa propre mère et vouloir sa mort revient automatiquement à la tuer, alors les assassinats et complots seraient nombreux. Si la CIA détestait sans doute Kennedy, entre cela et le tuer, il y a un pas que Marc Dugain franchit sans hésitation. Le problème des théories du complot est qu'elles sont purement platoniciennes et ultra-rationalistes, en ce sens qu'elles se passent de la confirmation de l'expérience et du réelle pour exister. Il est certes impossible de prouver qu'une théorie du complot est fausse, y compris les plus extravagantes, mais il est également impossible de prouver leur validité, comme toutes les connaissances qui se passent du monde matériel pour contaminer les esprits. Ces monstres de la Raison poussent les personnes les plus sensibles à se convaincre de théories fumeuses et abstraites, qui ne peuvent tenir d'un point de vue de l'expérience sensible malgré leur cohérence abstraite et théorique. L'empilement de petits faits, tous équivoques et contradictoires pris séparément, forment ensemble s'ils sont bien agencés et entremêlés une arme pour convaincre, laissant une impression générale de malaise et d'étonnement. Marc Dugain a su utiliser ces techniques pour laisser à l'auteur de roman passionné la capacité de s'imaginer cette alter-réalité. Cependant, si ce roman n'avait pas été un roman, il aurait sans doute été plus discutable, et les récents positionnements de l'auteur laissent à penser qu'il n'est pas loin de penser tout ce qu'il a écrit sur l'assassinat des deux frères. La traduction romanesque de cette idée n'est donc pas à condamner politiquement, d'autant plus en prenant en compte les nombreux éléments de doute parsemés consciencieusement par prudence. Il convient également de citer l'avertissement de l'auteur : Trump risque lui aussi d'y rester, pour des raisons différentes, avant la fin de son mandat. Quelles seront donc les limites à cette paranoïa ultra-rationaliste et platonicienne si caractéristique de notre époque à la Matrix ?
Du point de vue du style, le roman est simple et bien mené. L'impression laissée par la lecture est majoritairement positive puisque claire, concise et fluide. Le roman ne laisse évidemment pas pantois et ne nous époustoufle pas par ses figures de style, mais cela est la façon d'écrire de notre époque. Le roman n'est jamais ennuyeux, il se lit plutôt rapidement et les chapitres sont bien structurés et équilibrés. La forme se laisse plutôt facilement transcender par le fond, ce qui vaudra alors, mon petit point en moins. Entre le monde sensible réelle et l'arrière monde nietzschéen, des distorsions se font toujours possibles, qu'elles prennent la forme de religion ou de théories conspirationnistes : réfléchir dans l'unique monde des idées conduit parfois à de dangereux totalitarismes, mais par la même à de jolis romans.