L’instit est avec le curé ou le pasteur un des principaux agents du colonialisme. Toute entreprise de domination culturelle initiée par la métropole suppose un travail de sape effectué, consciemment ou non, par ces missionnaires laïcs œuvrant à l’assimilation des populations indigènes.
Le Groenland n’échappe pas à la règle. Colonie danoise jusqu’en 1953, l’ile ne connaitra une relative autonomie qu’en 1979, autonomie fortement élargie en 2008. Mais en ce début des années 70, le pays est plutôt considéré comme une lointaine province qu’il convient d’ouvrir coûte que coûte au modernisme et à l’économie de marché.
Les ingrédients du reformatage ? La langue, tout d’abord. L’enseignement ne se fait qu’en danois, les profs n’étant pas censés parler, ni même apprendre la langue vernaculaire. Par ailleurs, les manuels scolaires conçus et rédigés au Danemark véhiculent la vision de monde qu’il convient de promouvoir auprès des autochtones : un univers peuplé de cités, de voitures, de métros … et d’arbres, plutôt rares à 500 kilomètres au nord du cercle arctique.
Le minuscule hameau de Nunaqarfik est situé en bordure de l’inlandsis qui recouvre la plus grande partie de l’ile. La nature y est somptueuse, sauvage, parfois impitoyable, les habitants mènent une existence rude mais non austère, vivant de la pêche et de la chasse, pratiquement en autarcie. L’argent a peu d’importance dans cette société traditionnelle car peu de choses s’y achètent, hormis l’alcool que les Inuits consomment dès qu’ils font la fête, ce qui arrive souvent. Un mode de vie dans lequel le progrès a peu de place, ce qui n’est guère du goût des Danois et on se doute que ceux-ci auront à cœur de sortir le pays de son obscurantisme et de sa vision passéiste, le savoir ancestral des Inuits étant perçu comme un frein au progrès. Les pêcheurs de flétan ou de requin, les chasseurs de phoques respectés pour leurs compétences par leur communauté sont priés d’exercer un vrai métier, comme par exemple technicien de surface dans une entreprise danoise. Mais les Groenlandais sont définitivement des citoyens de seconde zone, payés 80% du salaire des Danois sur leur propre terre.
Pour hâter le processus d’acculturation, les jeunes sont envoyés une année entière en métropole. Ils en reviennent déracinés, ayant perdu l’usage de leur langue et adopté d’autres coutumes. Un fossé se creuse alors entre eux et les leurs, par lequel incompréhension et rancœurs vont s’engouffrer. Quant à ceux qui ont perdu leur savoir-faire et leur dignité au contact de la civilisation dominante, ils finissent souvent par sombrer dans l’alcool, la violence, la haine de soi.
Martin, l’instituteur danois, découvre vite que la mission colonisatrice qui lui a été confiée a moins pour but d’améliorer la vie des autochtones que d’imposer au pas de charge leur entrée une modernité dont ils n’ont rien à faire et qui détruit leurs racines. Chez lui, les certitudes acquises durant ses études cèdent le pas à une extrême curiosité pour les coutumes et l’art de vivre des Inuits qui finiront par lui accorder leur confiance et le traiteront comme un des leurs. Contrairement aux autres Danois qui pensent n’avoir rien à apprendre d’un peuple aussi frustre, il est séduit par leur simplicité, leur sagesse qui confine parfois au fatalisme – ce que suggère le titre, leur humour, leur sens de la fête … et les beaux yeux d’une Inuite.
Le roman constitue également une charge contre la bureaucratie aveugle et tatillonne gangrénée par le pouvoir de petits chefs stupides et corrompus, jaloux de leurs prérogatives. Selon son administration, représentée par un inspecteur passablement ridicule, Martin développe une conception dangereusement rebelle de l’importance des langues autochtones, élément central de l’identité des peuples, ciment de cohésion sociale et reflet d’une manière unique de percevoir le monde. Et la lutte qu’il engage contre ceux qui lui reprochent de ne pas être un bon petit soldat à la solde de la suprématie danoise se révélera trop inégale.
Reste qu’entre maladresses et désir sincère de s’intégrer, Martini se fera une place dans cette petite communauté qui sait que souvent les règles instaurées par les hommes sont peu de choses face aux lois de la nature et qu’il importe infiniment moins de penser les choses que de les vivre, tout simplement.