Infini
7.6
Infini

livre de Gabriel Josipovici (2012)

Le parcours d’un compositeur, immense et dérisoire, raconté par la voix de son fidèle majordome.

Massimo, l’ancien majordome du compositeur disparu Tancredo Pavone, rapporte dans un entretien avec un anonyme, sans doute un journaliste, les pensées de son ancien «employeur», un homme bien singulier.


Aristocrate sicilien fortuné, personnage hautain sans doute et en tous cas terriblement réactionnaire, qui, après une jeunesse dorée passée à écumer les casinos et clubs de bridge de la Côte d’Azur, a étudié la musique à Vienne, a côtoyé Henri Michaux, Philippe Soupault et beaucoup d’autres écrivains dans le Paris d’avant et après-guerre, avant de vivre une vie recluse à Rome, dédiée à la recherche obsessionnelle du son ultime : La figure de Tancredo Pavone, inspirée à l’auteur par celle du compositeur et poète Giacinto Scelsi (1905-1988), se dévoile au travers des propos du majordome, et des souvenirs, que les questions vagues ou perfides de celui qui l’interroge font ressurgir.


Le couple Massimo – Pavone, maître et serviteur, parole et oreille, créateur et auditeur, mort et vivant, avec ce majordome hypermnésique qui semble reproduire les paroles entendues dans la bouche de Pavone sans les juger, parfois même sans les comprendre, produit une sorte d’effet comique, car les propos passionnants sur la musique ou la création, l’effondrement de la culture, des thèmes chers à l’auteur, côtoient des considérations tout à fait surprenantes, comme cette attention maniaque qu’il porte à la propreté, et à l’entretien de ses milliers de cravates et de costumes, ou ses fascinations mystiques nées de voyages en Inde et au Népal, et sur les terres de l’ancien royaume d’Ifé dans l’actuel Nigéria.


«Les Anglais étaient jadis les gens les plus civilisés du monde, a-t-il dit, mais ils font à présent partie des plus barbares. Les Français sont les seules personnes civilisées qui restent, a-t-il dit. Ils résistent à la barbarie de l’Amérique, à la barbarie du Nouveau Monde, mais ils ne pourront pas toujours résister. Bientôt personne ne saura plus ce que signifie le mot civilisation. Nous devons nous détourner du monde, comme les sages hindous le savent depuis longtemps, a-t-il dit, parce que le monde ne sera jamais à la hauteur de notre idée de ce que le monde devrait être. Nous devons nous exercer tous les jours, a-t-il dit, tous les jours, Massimo, afin d’éradiquer notre désir de faire du monde un endroit meilleur et plus civilisé. Bientôt, a-t-il dit, même le souvenir d’une civilisation passée aura disparu, pas de notre vivant, Massimo, a-t-il dit, et certainement pas du mien, mais dans très peu de temps, très peu de temps. Nous avons atteint la fin de la période néolithique, Massimo, a-t-il dit. Ce n’est que maintenant que nous avons atteint la fin de la période néolithique. Vos enfants, Massimo, a-t-il dit, ne sauront plus que le lait est produit par des vaches, ils ne sauront même pas ce qu’est une vache. Ils sauront seulement ce qu’est un supermarché, qui est l’endroit où l’on peut acheter du lait. Ainsi nous pénétrons dans une nouvelle ère, a-t-il dit. Après la fin du néolithique nous atteignons l’ère du synthétique. Personne ne saura plus ce qu’est une pierre, personne ne saura ce qu’est un arbre, personne ne saura ce qu’est une fleur, personne ne connaîtra le symbole mathématique de l’infini.»


Ce qui se révèle avec le déroulement de l’interview et du temps, les souvenirs du majordome se faisant plus précis, et la familiarité entre Massimo et Pavone plus profonde au fil des années, est le portrait d’un homme qui laisse entrevoir ses failles, son humanité vulnérable malgré la hauteur de l’art à laquelle il prétend, en particulier lorsque Massimo conduit le compositeur vieillissant sur les routes de Campanie, et que celui-ci livre ses pensées au rythme de ce qu’on imagine être le paysage qui défile.


Toute l’œuvre de Gabriel Josipovici tisse des liens entre la littérature et les autres arts, autour de Pierre Bonnard dans «Contre-jour», de la musique de J.S. Bach dans «Goldberg : Variations» et souligne comme dans ce roman, publié en anglais en 2012, à paraître en janvier 2016 chez Quidam éditeur (avec une traduction impeccable de Bernard Hoepffner) les paradoxes de l’obsession artistique, aussi grande qu’illusoire.


«Le piano est un univers, Massimo, a-t-il dit, ce n’est pas un monde, ce n’est pas un pays, et ce n’est certainement pas un salon, c’est un univers. Examinez un piano s’il vous plaît, Massimo, a-t-il dit, et voyez de quoi il est fait. Regardez la bizarrerie de sa forme et la variété de ses surfaces. Le piano n’est pas un instrument pour jeunes filles, Massimo, a-t-il dit, c’est un instrument pour gorilles. Seul un gorille a la force d’attaquer un piano comme il devrait être attaqué, a-t-il dit, seul un gorille possède une énergie suffisamment sans inhibitions pour défier le piano comme il devrait être défié. C’est quand j’ai réalisé cela, a-t-il dit, que j’ai pris soin d’aller étudier le gorille en Afrique.»


Et enfin l’écriture, uniquement en dialogues, compose un livre au rythme unique, un bonheur de lecture vivant et enjoué, en dépit du pessimisme de nombre de ses motifs, en boucles et en détours, qui rappelle en écho les monologues brillants de Jack Toledano dans «Moo Pak».


Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/12/04/note-de-lecture-infini-gabriel-josipovici/


Vous pourrez acheter ce roman à la librairie Charybde dès sa parution en janvier 2016, ici :
http://www.charybde.fr/pages/search?q=josipovici

MarianneL
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le 4 déc. 2015

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