Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/05/instantanes-d-ambre-de-yoko-ogawa.html


J’ai beaucoup lu Yôko Ogawa – depuis ma découverte, en 2003, du Musée du silence. L’autrice est prolifique, un livre par an au moins, et Actes Sud en traduit l’essentiel (les fictions, en tout cas) depuis plus de vingt ans. Dans cet ensemble, les titres brillants ne manquent pas : La Piscine, Les Abeilles, La Grossesse, L’Annulaire, Hôtel Iris, Le Musée du silence, Tristes Revanches, La Formule préférée du professeur, Cristallisation secrète, pour m’en tenir à ceux qui m’ont vraiment marqué… Tous ces livres, souvent courts, et quelques autres, ont été repris depuis dans les deux gros volumes des Œuvres de Yôko Ogawa en Thésaurus. Mais, après cela, je me suis montré moins exhaustif : si Manuscrit zéro m’avait bien plu, même un bon cran en dessous des ouvrages que je viens de citer, Les Lectures des otages m’avait franchement déçu – au point où j’ai plus ou moins consciemment choisi de faire l’impasse sur les trois titres suivants de l’autrice. J’y reviens tout de même aujourd’hui avec ces Instantanés d’Ambre tout récemment traduits – hélas, autant le dire de suite, il s’agit à nouveau d’une déception.


Dans ses bons moments comme dans ses mauvais, car on a des exemples des deux, Yôko Ogawa demeure Yôko Ogawa : elle a une patte, des thèmes, des procédés – qui constituent une bibliographie cohérente ; les mauvaises langues diraient peut-être « répétitive », mais, pour le coup, je n’ai généralement aucune envie de persifler, tant cet imaginaire bizarre, obsédé par le besoin de classification et une fascination trouble pour tout ce qui est organique, m’a procuré de merveilleux moments de lecture. Sans la moindre surprise, donc, Instantanés d’Ambre joue également de tout cela, c’est une nouvelle variation sur l’ensemble de ces thèmes et procédés.


Sur la base, par ailleurs, d’un postulat très intéressant. Une femme a eu quatre enfants de son amant – un éditeur d’encyclopédies qui la néglige et n’a jamais manifesté le moindre intérêt pour sa progéniture illégitime, qui ne le connaît pour ainsi dire pas. La situation, déjà éprouvante, est bouleversée par un drame, la mort de la petite dernière, emportée par une maladie – le deuil impossible fait perdre la raison à la mère, qui va se réfugier dans une villa isolée, propriété appartenant à son amant, et qui constitue devine-t-on le prix de son silence ; et elle y séquestre ses trois enfants restants. Non qu’elle présente les choses ainsi, bien sûr, et elle n’a probablement pas conscience des conséquences de ses actes pour la chair de sa chair. Mais elle est obsédée par le « chien maléfique » qu’elle rend absurdement responsable de la mort de sa fille – cette créature surnaturelle, qui incarne le monde extérieur hostile, ne doit pas emporter ses autres enfants ! Elle les retire donc du monde – les petits ne doivent pas franchir le mur de brique, sinon le chien maléfique les tuera. Il leur faut oublier ce monde extérieur qui n’est rien d’autre qu’une menace.


Pour cela, il faut creuser l'isolement jusque dans les symboles : les enfants sont débaptisés, ils doivent oublier leurs noms, car ils donneraient prise au chien maléfique. Prenant un volume d’une encyclopédie, une de celles si nombreuses qui ont été éditées par le père absent – il y en a bien des titres dans la bibliothèque de la villa, qui ne contient semble-t-il pas le moindre autre livre –, elle laisse le hasard (?) déterminer les nouveaux noms des enfants. Des noms minéraux d’abord : l’aînée sera Opale, le benjamin Agate – mais notre « héros » sera Ambre, un nom qui détonne car cette substance est ambiguë, avec sa part organique.


Les trois enfants grandissent donc (même si leur mère souhaiterait visiblement qu’ils demeurent à jamais des/ses petits, et multiplie les artifices en ce sens, comme leurs costumes fantasques bientôt trop étroits) dans l’isolement, sans le moindre contact avec l’extérieur : ils ne peuvent pas sortir, car le chien rôde, et personne ne pénètre à l’intérieur du mur de brique – si ce n’est l’âne qui, une fois l’an, vient faire la tondeuse, et plus tard un colporteur de contes de fées, Joe, dont l’apparition très codifiée annonce l’effondrement de ce monde clos et de ce fantasme d’enfance éternelle, et éternellement pure et innocente.


Les trois enfants s’instruisent dans les encyclopédies de leur père, et, car ce sont des enfants, trouvent à se distraire dans ce cadre bien morne – qui n’est pour autant pas tant un enfer qu’un triste et navrant mensonge, le manque de points de référence ne permettant pas aux prisonniers de juger de leur sort. Ils développent des jeux, des rituels – mais tous trois font également montre de talents artistiques : la danse et le conte pour Opale, la musique et le chant pour Agate, le dessin avant toutes choses pour Ambre. Celui-ci est bientôt affecté d’une étrange pathologie oculaire – et c’est comme si la matière qui en est venue à le désigner contaminait son œil, et par voie de conséquence sa vision. Il ne se perçoit pas le moins du monde comme étant handicapé, et sa famille pas davantage – cette invasion dans son œil, il l’associe tout naturellement, et de même sa mère, sa sœur et son petit-frère, à la présence persistante de la benjamine décédée du fait des maléfices du chien qui rôde à l’extérieur ; et, dans les marges des encyclopédies, Ambre reproduit ses perceptions de sa petite sœur, lui redonnant vie – et constituant de la sorte d’impressionnants « flip books », ce que l’on appellera ultérieurement ses « instantanés ».


Car nous savons que cette situation improbable ne durera pas éternellement. La plupart des chapitres s’ouvrent sur des aperçus, à la première personne, d’une institution plus ou moins définie, évoquant une maison de retraite et/ou un hôpital psychiatrique ; nous empruntons les yeux d’une femme anonyme, et semble-t-il assez lourdement handicapée même si pianiste accomplie, qui erre avec le timide et doux M. Amber dans le Pavillon des Arts – elle connaît son histoire, celle de son enfance, celle de son « sauvetage », et bien sûr ses « instantanés ». M. Amber semble être dès lors un vieillard – condamné à demeurer dans une institution de cet ordre, jusqu’à la fin ; ils échangent par murmures, et sans doute le récit de la vie au sein du mur de brique est-il en fait la retranscription par cette narratrice des réminiscences naïves en même temps que biaisées de M. Amber – sans guère de recul finalement.


Il y a assurément beaucoup de bonnes choses, là-dedans – et de choses très justes. Yôko Ogawa y traite avec une appréciable finesse du deuil et de la folie, et livre un tableau de l’enfance qui ne manque pas de toucher (mais devrait probablement le faire davantage – et ici, je tends à croire que la traduction de Rose-Marie Makino-Fayolle a pu jouer contre le roman ? Ces enfants sont certes bien particuliers, mais, clairement, ils ne s’expriment pas comme des enfants, et l’ensemble est assez froid, bien trop rigide…). L’ordonnancement du monde via les encyclopédies, à la manière des collections diverses que l’autrice a régulièrement mises en scène au fil de sa carrière, produit un effet typique – de même que les jeux et les rituels qui y sont associés, avec leur légère étrangeté. L’accent mis sur l’art séduit tout d’abord, et cette idée de l’œil contaminé par l’ambre qui amène le protagoniste enfantin à recréer le monde et sa sœur défunte dans un flip book non exempt de dimensions troubles voire glauques, avec le rapport au père absent qui en découle forcément, c’est du pur Yôko Ogawa, et fût un temps, j’en suis persuadé, où elle aurait pu en tirer un excellent récit.


Ce que n’est hélas pas Instantanés d’Ambre. Il y a bien un risque dans ce jeu de variations sur un même thème – celui de l’automatisme. Yôko Ogawa a pu composer des merveilles de subtilité, mais Instantanés d’Ambre m’a fait l’effet d’un livre conçu sans y croire – d’une production « professionnelle » et manquant d’âme. Et surtout d’un roman profondément ennuyeux… Il m’a fallu batailler pour en venir à bout, et c’était une expérience passablement désolante – d’autant plus que j’y relevais à chaque page ce que j’avais tant aimé par le passé chez cette autrice, mais sans que cela ne me touche jamais véritablement.


À ses débuts, Yôko Ogawa s’était surtout fait remarquer pour des textes courts – voire très courts. Je tends à croire que c’est dans ce registre qu’elle brillait le plus. Elle a très certainement livré de bons romans, comme Le Musée du silence, Cristallisation secrète ou, dans un genre assez différent, Hôtel Iris ; en sens inverse, ses recueils de nouvelles ne sont certes pas tous à la hauteur du fabuleux Tristes Revanches… Néanmoins, je tends à croire qu’Instantanés d’ambre pâtit de son format romanesque – même si ce n’est pas un très long roman. Et étrangement peut-être, car un thème pareil demandait sans doute une certaine amplitude pour être utilement et pertinemment développé, je m’en rends bien compte.


Reste qu’en l’état on s’ennuie à mourir. Les mêmes scènes reviennent sans cesse, bien trop abondamment détaillées ; dans l’absolu, ça n’est pas sans justification, le morne quotidien des enfants, où leurs jeux comptent tant, pourrait assurément légitimer le procédé – mais l’ennui l’emporte sur le sens. Régulièrement, on a l’impression de scènes gratuites – insérées dans le seul but de gagner quelques pages. Et cela ne fait que renforcer la triste impression d’une autrice qui joue ses gammes sans sincérité… Parfois, disons-le, on est à la limite de l’autoparodie – le cas de Joe en est parfaitement symptomatique : ce personnage de contes de fée n’apporte finalement rien au récit, et ses apparitions, ses bizarreries, sonnent faux, et plat.


Finalement, il n’y a guère qu’une chose que j’ai aimée dans ce roman qui me fait globalement l’effet d’un ratage – et ce sont les ouvertures de chapitres à la première personne : on ressent bien plus dans ces passages que dans tous les autres, car avec bien plus de subtilité et d'empathie, cette légère bizarrerie généralement constitutive de l’œuvre de Yôko Ogawa, et le plus ou moins vieux M. Amber intrigue et séduit davantage que le petit Ambre. Tout est plus subtil dans cet « hospice », plus délicat – la voix douce de M. Amber, on l'entend à peine, comme il se doit, et on en perçoit d'autant mieux la fragilité ; les chuchotis des enfants au sein du mur de brique ne parviennent pas à produire ce sentiment. Par ailleurs, le point de vue de la pianiste offre un biais intéressant qui manque au récit « objectif » du sort des enfants séquestrés par leur mère. C’est dans ces passages que j’ai retrouvé la Yôko Ogawa que j’avais tant appréciée, et si souvent, par le passé.


Mais le reste ? Non, hélas. Vraiment, j’ai eu la sensation d’un roman « automatique ». Et qui gâchait de la sorte un très intéressant postulat, et trop de bonnes idées – ou plutôt d’idées qui auraient été bonnes avec un traitement plus subtil et plus sincère, éventuellement sous forme de nouvelles. Instantanés d’Ambre est une déception, oui – et un vrai somnifère. Il m’incite hélas à me défier encore un peu plus des productions les plus récentes de Yôko Ogawa, une autrice qui a si souvent fait bien mieux, bien plus subtil, et bien plus juste.

Nébal
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le 19 mai 2018

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