Après "Les insoumises" et avant le très beau "Dix yuans un kilo de concombres", ce deuxième roman de Celia Levi (2010) est un véritable envol, le journal sur une année, au rythme de saisons de durée très inégale puisque l’automne et l’hiver en occupent la plus grande partie, d’un jeune homme sérieux, plutôt routinier, qui cherche à obtenir par des rôles de figuration au cinéma le statut d’intermittent du spectacle, afin de pouvoir peindre - sa véritable vocation - entre ses périodes d’emploi. Mais sa bonne volonté se heurte aux difficultés de décrocher des cachets, à l’exploitation des figurants sur les plateaux de tournage, à la complexité difficilement surmontable des textes régulant le statut des intermittents et aux pièges tendus pour limiter le nombre d’individus obtenant effectivement ce statut.

Sur les plateaux de cinéma face aux autres acteurs, sous les yeux du chat Belzébuth adopté par son amie Pauline, et sous le regard de "La folle" de Soutine, tableau dont la reproduction est accrochée au-dessus de son bureau, il se sent perdu et inadapté, par contraste avec l’insouciante Pauline, mobile et brillante comme une petite flamme qu’on ne peut attraper. D’ailleurs tout semble échapper à cet homme, lui glisser entre les doigts, non seulement Pauline, son statut d’intermittent, la possibilité de peindre, entravé par les barrières administratives sans visage auxquelles il est confronté dans les agences pour l’emploi, et en proie à une angoisse qui dérive vers la folie.

«Ce journal avait pour but d’ordonner ma pensée.»

Cette tentative d’ordonner devient le témoignage de la dissolution d’un homme sensible, désarçonné par le mouvement du monde contemporain et par son inhumanité.

Avec une écriture très simple, le journal de cet homme dont l’égarement et l’exclusion se creusent, face aux procédures absurdes des agences pour l’emploi et aux désordres du monde, rappelle (parmi ses contemporains) la nouvelle "Avant Cuba !" dans "Brûlons tous ces punks pour l’amour des elfes" de Julien Campredon, ou encore les "Extraits des archives du district" de Kenneth Bernard.

«En bas de l'immeuble, les ouvriers ouvrent le sol avec leur marteau piqueur, je ne m'entends plus penser. Ils se fondent dans la morosité du demi-jour, ce ne sont que des silhouettes courbées, enchaînées au bitume, à leur machine infernale, à ce monde des ténèbres qui repousse la vie vers des profondeurs insondables, maléfiques. Ils doivent détester leur vie, peut-être eux aussi ont-ils eu affaire aux Assedic. Soutine a bien compris ce qu’était le contraire de la vie, il a fait apparaître au grand jour ce que l’on enfouit dans ses viscères, les secrétions, les os, les tourments du corps. À la première occasion, les voilà qui sont expulsés de leur cachette, incontrôlables, ils s’emparent de nous, ils gangrènent notre fluide vital, nous portant à la mélancolie puis à la psychose. Les ouvriers sondent la terre, les entrailles de la ville, ils ne la débarrasseront pas si aisément de ses humeurs.»
MarianneL
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 27 févr. 2014

Critique lue 182 fois

2 j'aime

MarianneL

Écrit par

Critique lue 182 fois

2

D'autres avis sur Intermittences

Intermittences
Artsouilleurs
5

Sans plus...

Léo Ferré expliquait dans une de ses chansons les difficultés de "La vie d'artiste" et c'est un peu ce que Celia Levi nous raconte dans ce livre : la difficulté de vivre lorsque l'on exerce un métier...

le 26 oct. 2010

Du même critique

La Culture du narcissisme
MarianneL
8

Critique de La Culture du narcissisme par MarianneL

Publié initialement en 1979, cet essai passionnant de Christopher Lasch n’est pas du tout une analyse de plus de l’égocentrisme ou de l’égoïsme, mais une étude de la façon dont l’évolution de la...

le 29 déc. 2013

36 j'aime

4

La Fin de l'homme rouge
MarianneL
9

Illusions et désenchantement : L'exil intérieur des Russes après la chute de l'Union Soviétique.

«Quand Gorbatchev est arrivé au pouvoir, nous étions tous fous de joie. On vivait dans des rêves, des illusions. On vidait nos cœurs dans nos cuisines. On voulait une nouvelle Russie… Au bout de...

le 7 déc. 2013

35 j'aime

Culture de masse ou culture populaire ?
MarianneL
8

Un essai court et nécessaire d’un observateur particulièrement lucide des évolutions du capitalisme

«Aujourd’hui il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous...

le 24 mai 2013

32 j'aime

4