Into the Wild
7.4
Into the Wild

livre de Jon Krakauer (1996)

J'avais largement apprécié le film de Sean Penn, pour sa dimension profondément humaine, faite de rencontres et de tranches de vies glanées par ci par là, et j'ai adoré le livre, qui se trouve être à mi-chemin entre une reconstitution minutieuse et une transposition touchante avec la vie de l'auteur. Évidemment, le talentueux réalisateur donnait dans son film une dimension artistique très axée sur le sentimentalisme, et scénarisait une partie de l'histoire pour donner au film toute sa dimension.Que l'on adhère ou pas, cela restait une vision personnelle, avec ce que ça comporte comme parti-pris sur l'histoire malheureusement réelle de ce jeune ado.
Le livre, publié en 1996, se base sur un article du magazine outside du même auteur, et précède donc la sortie du film. La jaquette est trompeuse.
L'auteur, Jon Krakauer, fut intrigué par le fait divers, le personnage de McCandless, et enfin par la similitude entre sa propre histoire et celle de l'adolescent, qui le décidera définitivement à approfondir l'interrogation laissée par la découverte du corps au milieu de nulle part en Alaska. Il enquêtera donc et réalisera une enquête de fond, passionnante en soi parce qu'elle permet de découvrir des personnalités similaires à McCandless, intrépides, visionnaires, différentes, voir totalement irresponsables, en fonction de votre sensibilité. Mais pas seulement. En dehors du fait qu'il laisse la part belle à chacun dans une enquête qui se veut impartiale, il nous délivre une série de réflexions étonnamment percutantes et intemporelles, ainsi que sur le danger de porter un jugement à l'emporte-pièce sur notre rapport à la marginalité. Son livre est définitivement une expérience dont on sort tiré vers le haut, et pour plusieurs raisons.

Déjà pour la qualité de l'écriture et le ton toujours neutre employé dans son livre.
Jon Krakauer possède un style fluide, magnétique, et percutant. Il mêle avec brio les nombreux extraits littéraires et diverses correspondances laissées par le malheureux Chris McCandless au cours de ses dernières années de vie avec une reconstitution méticuleuse des faits.
Cette dernière est d'une grande concision et évite toujours un sentimentalisme exacerbé. Il évite aussi une interprétation abusive ou simplement malheureuse des évènements faute de preuves. Lorsqu'il se laisse aller à une supposition, il l'exprime sans ambigüité, ce qui vous conforte dans l'impression de professionnalisme laissé par début du livre. On sent bien entendu que cette histoire touche particulièrement l'auteur, car il fait un pont entre lui et McCandless à une époque où leur volonté commune de fuir un monde trop étouffant a dépassé le simple fantasme d'évasion. Il fait le rapprochement entre son fantasme et le sien, entre deux périodes et deux vies étrangement similaires, avec ce que cela comporte de volonté d'évasion. Il trouve des mots justes pour expliquer pourquoi certains dépassent ce fantasme et tombent brutalement dans une réalité qui les dépasse, sans jamais juger ni légitimer. Il donne son avis sur un fantasme que beaucoup d'entre nous (soyez honnêtes) ont d'ailleurs ressenti durant la crise d'adolescence, et c'est ce qui m'a touché par son coté authentique.
Plus précisément, l'auteur est parti escalader un pic rocheux de 800m, couvert de glace et émergeant d'un glacier dangereux également en Alaska. Allant même se perdre seul et mal préparé dans le blizzard du Grand Nord pendant trois semaines, ont peu dire qu'il aura tenté le diable, à l'instar du jeune McCandless. Bifurquant sur son histoire, on apprend qu'il est parti bourlinguer à droite à gauche, faisant don à la fin de ses études de tout son argent à une association caritative et partant avec trois fois rien dans son sac à dos, avant d'atterrir dans l'Alaska avec quelques vieux livres, une vieille carabine et surtout de grands espoirs de liberté. C'est ce qui est infiniment triste, en fait. McCandless était apparemment l'un de ces jeunes particulièrement intelligents et doté d'une forte personnalité. Il possédait un charisme indéniable et marquait les gens qu'il a approché, mais il était également idéaliste. Il partit avec un minimum de préparation dans le grand Nord, pensant vivre uniquement de chasse, de cueillette et doté d'une trop grande estime de soi.
Jon Krakauer introduit également plusieurs "farfelus", bizarrement plus souvent des gens intelligents, instables, bizarres, tête en l'air ou bornés; que de sinistres imbéciles.
Ces personnages ont été choisis pour leur dimension hors normes. Rosellini, Waterman, McCunn et Everett Ruess ont tous fui une part de leur vie pour vivre une expérience intense (mais dramatique) avec la nature.

Pourtant l'auteur reste prudent en comparant leur vision romanesque avec celle des habitants de ces grands espaces. Indiens ou autres. Car si tous avaient en commun une trop grande confiance en eux et une personnalité torturée, on ne peut pas nier leur manque total de bon sens. Entre Ruess et sa passion pour l'escalade inconsciente des ruines Anasazi ou Watermann et ses escalades névrotiques du Mont McKinney, il y a évidemment un décalage choquant entre nos conventions sociales et la leur. Même à l'époque de Ruess, qui disparût dans le début des années 30 aux États-Unis dans un endroit encore considéré comme sauvage et peuplé de gens durs, on le jugeait comme un casse-cou.
Mais il y a aussi une certaine exaltation, un élan de liberté et d'honnêteté qui poussait ces hommes vers ces grands espaces pour se dégager des conventions. Et peu d'entre nous en sont capables.
Et tout est là, en fait. Basé sur ces simples constats lacunaires, il est trop facile de ne voir en eux que de sinistres idiots mal préparés et aveuglés par des idéaux puérils.

L'auteur nous montre donc que pour beaucoup d'entre nous, il est nécessaire de prendre du recul par rapport aux évènements. Avant le drame ou la rupture, il y a toujours un dialogue possible.
McCandless est caractéristique malheureusement de ces individus qui se sont coupés délibérément et lentement des autres, jusqu'à ne plus pouvoir interpréter correctement le monde dans lequel ils vivent. À commencer par ses relations avec un père obtus, débordé et dépassé par les évènements, mais pas forcément insensible. Tout le monde a une vie, et une vision, qui ne se limite pas à la notre.
Si certains individus vont réagir de façon démesurée par rapport à nous, cette démonstration de Krakauer nous rappelle que finalement l'aveuglement prend ses racines en chacun de nous de manière insidieuse et qu'un dialogue quotidien avec les gens qui comptent pour nous est nécessaire, vital même, dans le cas présent.
Et j'ai aimé cette piqûre de rappel.

Krakauer passe donc en revue les arguments de chacun et dresse un bilan assez équilibré. Sans cacher le caractère borné et peut être impulsif de McCandless ni faire l'apologie de cette exaltation dérangeante, il rend justice à ce qui est défendable de son comportement. Sa connaissance passable de la faune et de la flore, tout comme son manque de préparation au sens large l'ont poussé à commettre quelques erreurs, qui lui ont couté la vie parce qu'elles se sont cumulées à trop d'autres incidents bénins. C'est la redondance d'erreurs plus que l'idéalisme qui ont causé sa mort. Même si celle-ci a été déterminante.
Krakauer nous rappelle donc que dans toute prise de risque, il doit y avoir une véritable réflexion. Sa propre expérience lui a valu de connaître des situations critiques, que seule la chance n'a pas transformé en drames.
Et cette piqûre de rappel aussi n'est pas un luxe, dans la mesure où elle s'affranchit de toute démagogie.

Dernier point, l'auteur aborde notre rapport avec la folie de manière intelligente. Derrière le cas de son père, observé de manière clinique dans sa longue déchéance vers l'oubli, et plus subtilement; avec l'exemple de tous ces candidats malheureux dans leur recherche de la paix intérieure, il essaie de définir où commence la liberté et où se situe la folie, la déviance.
Pourquoi ces hommes ont un jour choisi une voie aussi radicale, aussi "déviante" selon nos propres normes ? Pourquoi leur vision ne serait pas intéressante, d'un point de vue purement curatif ? Chacun à ses propres exutoires, après tout.
Sans être naïf pour autant, il invite à laisser de côté pour une fois le pragmatisme de notre regard; souvent cloisonné par notre culture et notre expérience personnelle trop limitée. Krakauer démontre donc qu'intelligence ne rime pas forcément avec prévoyance, ni folie avec démence. Un esprit romanesque, poétique et un peu fleur bleu peut toucher tout le monde sans être forcément marginal.

J'ai donc aimé ce livre pour tout ça. Le regard large, ouvert et curieux de Krakauer, sans excès ni psychologie de comptoir est vraiment frais et intemporel, car il y a aura toujours des normes et leurs déviants. Il m'a aussi amené à me demander si dans ces déviances, il n'y avait un peu de vrai. Il m'a montré que dans la folie, l'exubérance et la différence, il y avait du bon. Mais surtout, il m'a rappelé que dans le dialogue, il y a le plus important. Et ça... Aujourd'hui, ça fait du bien à lire.
amjj88
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Créée

le 25 janv. 2014

Modifiée

le 6 juil. 2014

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amjj88

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