J
J

livre de Howard Jacobson (2014)

Le nom de la chose (roman, par échos)

J, à première vue, ressemble au roman d’un couple sur fond dystopique. (La quatrième de couverture, parlant de « roman postapocalyptique », est trompeuse, ou alors on doit ajouter un autre sens au mot apocalypse.) Le lecteur qui a en tête 1984 se retrouvera en terrain connu dans un monde où certaines chansons, « en raison de leur agressivité inhérente, […] n’étaient plus diffusées sur l’utilithèque. Pas interdites – rien n’était vraiment interdit –, simplement pas diffusées. On voulait bien qu’elles tombent en désuétude, à l’instar du mot “désuétude” » (p. 28-29). Un tel lecteur ne verra rien de bien nouveau dans le fait qu’un personnage de fiction « n’était pas très au courant de ce qui était arrivé quand elle avait dix ans, mais elle avait entendu des adultes en parler et elle savait qu’on avait passé l’éponge. À partir du moment où vous vous joigniez au chœur des contrits, tout allait bien. Le passé était le passé et il apportait une absolution automatique » (p. 369).
En l’occurrence, la société de J est si obsédée par la non-violence qu’elle en devient atroce. Mais « le conseil que l’Ototo [une sorte de Ministère du Vivre-ensemble…] diffusait dans le pays depuis au moins un quart de siècle. “Souriez à votre voisin, chérissez votre conjoint, écoutez des ballades, allez voir des comédies musicales, utiliphonez, conversez, expliquez, écoutez, acquiescez, excusez-vous. La conversation vaut mieux que le silence, la parole chantée surpasse l’écrit, mais rien n’est plus beau que l’amour.” » (p. 36) rappellera aussi quelque chose à n’importe quel Occidental du début d XXIe siècle : le monde de J, où on s’excuse tellement que la notion d’excuse est devenue galvaudée, où le conflit est un tabou, où d’une façon générale le mal est perpétuellement nié, où l’asservissement est si intériorisé qu’on n’en parle pas non plus, où tout est devenu divertissement, c’est le nôtre caricaturé.
Ainsi, il n’y a rien de futuriste dans le fait que l’amour des deux personnages principaux soit la conséquence d’une expérience sociale. (Qu’est-ce que l’amour à une époque où la (vidéo)surveillance s’appelle la (vidéo)protection ?) Mais naturellement – comme dans 1984, comme dans Brazil, comme dans toute dystopie pas trop mal foutue –, un grain de sable peut faire grincer l’ensemble à tout moment. Ici, la conscience des personnages vient rappeler que le ver est peut-être dans le fruit : « j’estime cruel qu’un sujet si prédisposé à la paranoïa dût voir toutes ses illusions de persécution et d’accusation confirmées… » (p. 135), écrit ainsi l’auteur du rapport sur l’un des protagonistes de son expérience tandis qu’écoutant « une ballade d’utilithèque : “Où serions-nous sans amour ?” / – Dans la merde, répondit Kevern. / En son for intérieur. Il n’allait pas employer un tel langage devant sa bien-aimée » (p. 189).
La tyrannie de la concorde est fragile. Si J est un roman pessimiste, c’est dans la mesure où toute tentative d’échapper à l’idéologie dominante est soit inconsciente – l’amour, je l’ai dit –, soit clandestine – dans les deux passages qui précèdent, la résistance est non seulement passive, mais aussi cantonnée au secret. Et s’il fallait l’illustrer, ce serait dans les tons gris-bleu des bandes dessinées futuristes d’Enki Bilal. D’ailleurs, comme dans les bandes dessinées futuristes d’Enki Bilal, les masses sont manœuvrées en secret par des dirigeants qui ne paient pas de mine, d’autant qu’ici ces dirigeants sont des organisations.


Or, J compte cinq cents pages, et on ne peut pas faire un bon roman d’un tel volume en se contentant d’évoquer une histoire de couple sur fond de dystopie. En vérité, cette histoire n’est pas le vrai sujet. On aura remarqué d’entrée que la lettre J du titre est barrée de deux traits. « Lui aussi, religieusement en présence de son père – et souvent même en son absence –, colmatait ses lèvres quand la lettre j était l’initiale d’un mot » (p. 19). Si on n’est pas trop con, on remarquera également que les patronymes des personnages ont des consonances juives : Cohen, Rabinowitz, Heilbron, Zermansky, Nussbaum… Et si on sait lire, on s’interrogera sur la nature exacte de cet événement que les personnages n’évoquent jamais précisément, le désignant par une périphrase (« ce qui s’est produit, si ça s’est produit », toujours en lettres capitales) dans laquelle se mêlent les ombres de notre novlangue à nous, faite de précaution oratoire et de glissements de sens.
L’auteur du rapport dont les pages lardent J se plaît à appeler cet événement « la Twitternacht […] en référence à… eh bien, beaucoup de choses, l’une d’elles étant le mode d’interaction alors dominant et qui la facilita, s’il ne la provoqua » (p. 55). Cet événement finit par être au centre de ses préoccupations : « quand nous apprenons ce qui s’est produit, si ça s’est produit, nous finissons par convenir que ça s’est produit, sans si ni mais, et que cela n’aurait pas dû se produire, sinon nous ne serions pas tous aussi gênés par ce sujet, à nous excuser tout en soutenant qu’il n’y a pas lieu de le faire » (p. 274). Il donne par ailleurs lieu à des passages hallucinants, tels que « En matière d’excuses, c’était [Gutkind] un farouche antisiiste. Selon son raisonnement étriqué de policier hérétique, ce qui s’est produit s’était bel et bien produit, il n’y avait pas de “si” qui tienne. À la différence de nos épouses, qui dans leur maladie craignaient d’être complices de la dissimulation d’un événement terrible, Gutkind croyait tout le monde complice de la dissimulation d’un événement grandiose » (p. 279).
Cet événement – le vrai sujet de J, donc –, on en a eu l’équivalent dans l’histoire. Il a duré plus d’une nuit, et Twitter n’existait pas à l’époque. Il n’a pas été suivi par la gigantesque vague de changements de noms que le roman appelle « opération Ismaël ». On l’appelle la Shoah. Dans le roman, il est l’objet d’un refoulement général et de considérations aussi spécieuses que glaçantes : « Regretter ce qui s’est produit, ce n’est pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Il fallait que quelque chose se produise, même si ce qui s’est produit a dépassé les limites du raisonnable » (p. 470), déclare Esme Nussbaum, tandis que Luther Rabinowitz affirme que « le passé existe afin que nous l’oubliions » (p. 37).
Voilà comment J acquiert toute sa profondeur. Je ne dirai rien du véritable statut de Kevern Cohen et d’Ailinn l’orpheline, ni du but de l’expérience dont ils sont l’objet. Je note juste qu’un personnage écrit « je suis moi-même toujours en première ligne pour demander pardon, du moment qu’on ne s’excuse pas de quelque chose que nous avons vraiment fait » (p. 478) et que cela en dit autant sur la société de J que sur la nôtre.
« On a fait partout à tout le monde quelque chose de terrible. À quoi bon traquer les spécificités ? Quoi qu’il en soit, je crois que l’on peut savoir quand une terreur prend sa source dans un événement particulier. On ne peut peut-être pas la nommer, mais on peut la dater. Une terreur qui remonte à cinq, à dix ans… Moi c’est une terreur de mille ans d’âge » (p. 116), dit Ailinn, formulant à sa manière le mythe du Juif errant. Quant à Kevern Cohen, « ses parents avaient réussi son éducation. Reste un étranger. Ne dis rien. Ne demande rien. Ne t’explique pas » (p. 491). C’est à ce même Kevern Cohen qu’on a appris à barrer ses lèvres de deux doigts quand il prononçait un mot commençant par j.

Alcofribas
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le 28 mai 2018

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