Jan Karski
7.3
Jan Karski

livre de Yannick Haenel (2009)

Jan Karski est un nom que je ne connaissais absolument pas avant d'avoir lu le livre éponyme. Il s'agit d'un homme au destin si improbable qu'on le croirait sorti d'un roman d'espionnage pas très inspiré. Une figure encore polémique aujourd'hui, dont le témoignage unique révèle la plus tragique des vérités : que ce soit dans le camp des vainqueurs ou des perdants, il n'y eut que des monstres durant la Seconde Guerre Mondiale...


Karski est jeune diplômé polonais à l'aube du Blitzkrieg qui a pulvérisé son pays. Il est aussitôt mobilisé comme officier dans l'armée polonaise que celle-ci est vaincue et dispersée. Prisonnier des Soviétiques, puis du IIIe Reich, il parvient à retrouver la liberté et entre dans la Résistance polonaise, qui ambitionne de devenir la nouvelle incarnation, clandestine, de l'état vaincu. Courrier du mouvement, il parcourt l'Europe dans tous les sens, prenant des risques insensés qui en feront notamment un prisonnier de la Gestapo, qui le torturera durement. Ayant survécu à tout ce que la vie lui a lancé, la Résistance lui donne une dernière mission : rejoindre les nations sous contrôle des Alliés afin de témoigner de la situation. C'est à ce moment qu'une autre tâche lui est confiée par les Juifs de Varsovie : introduit dans le ghetto, il sera désormais aussi le porteur de l'inimaginable plan d'extermination des Juifs... Des années après, ayant porté son message, mais n'ayant pas réussi à sauver ceux qui le lui ont transmis, Jan Karski s'interroge sur ce XXe siècle qui n'a pas su prendre position contre l'horreur.


Cette dernière partie est, faut-il le préciser, une interprétation personnelle de l'auteur. Cette précision est d'autant plus importante que le livre a été l'objet de plusieurs polémiques liées à cela. Ce mélange entre réel et fiction a déplu fortement à certains, qui n'ont pas apprécié que l'on réinterprète l'Histoire pour défendre une thèse (relativement) personnelle.


Personnellement, je suis assez perplexe face à cette polémique. Ce n'est certainement pas le premier, ni le dernier livre historique qui fait parler les morts, ou qui profite des trous de l'Histoire pour proposer un contenu inédit, servant des idées personnelles. Schmidt, par exemple, a fait cohabiter dans un de ses livres deux versions de Hitler, laissant entendre finalement que son destin (et par extension le destin du monde) a été avant tout conditionné par événement unique, et cet auteur propose régulièrement ses propres visions de personnages historiques; Teulé s'est pratiquement spécialisé dans des biographies à moitié factices d'auteurs; Hollywood est plein à craquer de films qui réinterprètent complètement l'Histoire, parfois simplement à des fins de divertissement, mais toujours avec en toile de fond une certaine réinterprétation politique, consciente ou non (souvent dans le but de défendre une certaine idée des valeurs américaines, ce qui est une forme de propagande). Je pourrais passer des jours, des semaines peut-être, à établir une liste (forcément incomplète) de tous les auteurs qui ont peu ou prou réinterprété l'Histoire, et, ce faisant, l'ont chargée d'une vision nécessairement subjective. Je ne vois pas pourquoi ce livre, qui se présente comme une fiction, devrait être considéré autrement.


Cependant, le dispositif mis en place est de fait assez inhabituel : les deux premières parties du livre sont des compte-rendus, le premier de l'extrait de Shoah de Claude Lanzmann où Karski intervient, la deuxième du livre écrit par Karski vers la fin de la guerre narrant la façon dont il a vécu celle-ci. La troisième partie est donc cette introspection criminelle par essence, étant fictive (quelqu'un a dit "ironique" ?). J'ai été assez saisi par ce dispositif, j'ai trouvé que vivre le témoignage de Karski par le biais d'un narrateur extradiégétique lui donnait une force toute particulière. Cette distance a pour effet de donner à ce récit une coloration historique, institutionnelle à un récit autrement personnel. Le personnage est saisi à travers cette forme toute particulière du compte-rendu, qui renforce le caractère glaçant et inimaginable de ce qu'il a vécu, de la même manière qu'une reconstitution présentée comme authentique prend parfois plus de force dramatique qu'un film documentaire qui montre exactement la même chose. La répétition partielle qui existe entre les deux premières parties donne du relief aux événements, présentés dès lors à travers deux points de vue différents : celui de Karski qui écrit son témoignage et celui de la caméra de Lanzmann qui saisit Karski lors d'un récit a posteriori, après des années d'oubli, où celui-ci retombe en plein enfer alors qu'il raconte à nouveau l'horreur qu'il a contemplée.


La fameuse troisième partie polémique présente ce qui finalement vient à l'esprit de quiconque prend connaissance de ce récit : qu'a donc bien pu penser Karski, ce héros dans tous les sens possibles du terme, ayant bravé tous les dangers de l'Europe occupée afin de révéler un message susceptible de sauver des centaines de milliers de personnes de l'Enfer sur Terre, réalisant que ce fut en vain et que personne n'avait vraiment envie de l'écouter, puisque personne n'avait vraiment envie d'intervenir ? Qu'a pu penser le dernier humain lorsqu'il a réalisé sa solitude ? Cette dernière partie prend toute sa force et sa légitimité dans ces interrogations.


Un livre étrange, sans doute unique dans sa forme, mais un livre important. Il est assez ironique que Yannick Haenel se soit vu reprocher d'avoir d'une certaine manière falsifié l'Histoire, alors même que le héros de son livre fait encore polémique quant à la véracité du récit qu'il fait de sa prétendue incursion dans un camp de concentration. Dans les deux cas, on subordonne la gravité du message à l'exactitude irréprochable des détails. Mais finalement, en se revendiquant lui-même faussaire, Haenel trouve une manière de réhabiliter Karski, l'homme qui a tenté à lui seul de stopper l'extermination des Juifs d'Europe. L'homme qui a porté toute sa vie pour tout le reste du monde la culpabilité d'un des plus grands crimes de l'humanité.

Antevre
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le 23 avr. 2018

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j'ai bien aimé les deux premières parties du livre, mais moins la troisième. Mais j'ai quand même passé un moment agréable avec ce livre

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