Se plonger dans le Journal de deuil de Roland Barthes, c’est se plonger dans l’intimité la plus profonde de l’auteur, dans un espace où il tente de faire de la mort une expérience en première personne.
Le décès de la mère, pudiquement nommée « mam. », donne naissance à ce texte d’une incroyable douceur et d’une grande sensibilité. A fleur de peau, Barthes note, patiemment, jour après jour, les « impressions » (en un sens presque pictural) qui ponctuent son deuil.
« Avant de reprendre avec sagesse et stoïcisme, le cours (d’ailleurs non prévu) de l’œuvre, il m’est nécessaire (je le sens bien) de faire ce livre autour de mam. » Roland Barthes doit écrire « autour » de sa mère (pour elle?), que l’on sait être le centre (plus ou moins) aveugle de son œuvre. Ici, il lui offre une place essentielle et revendiquée, au creux d’une écriture émue, au creux d’une écriture qui n’est que pour lui-même. Les notes de deuil ne sont pas faites pour être publiées, elles le seront tout de même dans un « heureux » pillage de la solitude d’un homme.
Mam. est par définition celle qui s’est absentée de manière radicale, pourtant, toute sa vie, elle fut celle dont l’absence fut une manière d’être. Plusieurs fois, le texte fait référence à la fameuse photo du jardin d’hiver. Photo autour de laquelle tourne toute une partie La chambre claire, et que le lecteur-spectateur ne peut voir. Mam. est aussi perçue comme celle qui s’effaça pour que l’œuvre de son fils puisse naître « Idée – stupéfiante, mais non désolante – qu’elle n’a pas été « tout » pour moi. Sinon, je n’aurais pas écrit d’œuvre. »
Mam. deviendra alors cette icône et ces fleurs que son fils dépose dans la chambre ou elle finit sa vie. Métamorphose complète : l’image est ce qui dit « c’est mort, ça va mourir », les fleurs sont ce signe poétique et mythologique, transformation de la mort en vie (Narcisse, Hyacinthe, Daphnée, Mam.) Ces fleurs pour lesquelles R.B. nous dit qu’il veut être toujours là, pour qu’elles ne « soient jamais fanées. » Le fils continue de s’occuper de la mère, dans ce « Brouillage de statut » qu’apporte la fin d’une vie : qui est l’enfant dont on doit s’occuper, qui est le parent qui en prend soin ?
Mais ce journal n’est pas seulement une larmoyante déclinaison du deuil, bien au contraire. C’est un moment proprement poétique où la mort se fait aussi support d’une réflexion pathétique (au sens étymologique de ce beau terme). Certains textes se rapprochent du haïku qu’appréciait tant Barthes. L’auteur se promène donc sur cette « rive antérieure du langage », il y frôle l’autre rive de la vie, et se questionne sur le pouvoir, le sens des mots dans le contexte de la mort que doit sup-porter le vivant.
« Elle ne souffre plus », expression qui se veut réconfortante, nous apparaît légèrement absurde sous la plume de Barthes : « à quoi, à qui renvoie le « elle » ? Que veut dire ce présent ? » L’expression est biaisée. La personne n’est que grammaticale (non-personne), le présent d’éternité n’est qu’un leurre, auquel l’auteur trouvera, quelques semaines plus tard, une réponse : « J’écris de moins en moins mon chagrin, mais en un sens il est plus fort, passé au rang de l’éternel, depuis que je n’écris plus. » Peut-être comme un Rimbaud, Barthes comprend que l’agraphie est encore le meilleur moyen de parler le langage amoureux.
Se mêle aussi dans cet étrange « ouvrage » des réflexions sur la littérature, et les liens qu’elle entretient avec la mort (« Je ne veux pas en parler de peur de faire de la littérature – ou sans être sûr que c’en ne sera pas – bien qu’en fait la littérature s’origine dans ces vérités ») ; on découvre aussi quelques notes pour les projets d’ouvrages et de cours que Barthes menait.
Dans une syntaxe d’une grande limpidité, et qui se veut par moment, tout de même, surprenante (une agrammaticalité ou un défaut poétique), Le Journal de deuil peut-être lu comme un seuil à l’œuvre, tout entière intime, de Barthes. « Mais toute ma vie, n’ai-je été que cela : ému ? » se questionne l’auteur. C’est de cette émotion que naît, non pas le texte, mais certainement sa lecture.