Le narrateur de Jugan passe des vacances familiales ensoleillées sur l’île de Paros, et leur déroulement paisible n’est perturbé que la nuit, aux heures où le bleu du ciel grec vire au noir. Alors, ce professeur de lettres classiques se remémore en rêve des événements vieux de plus d’une décennie, à l’époque où il démarrait sa carrière au collège Barbey-d’Aurevilly de Noirbourg dans la Manche, événements traumatisants initiés par le retour à Noirbourg de Joël Jugan.
Libéré après dix-huit d’emprisonnement, Jugan, ancien leader du groupe d’extrême gauche Action Rouge revient dans cette petite ville qui a subi les outrages du capitalisme mondialisé, et où bourgeois, chômeurs, immigrés et gitans se côtoient, entre le centre reconstruit après guerre par Auguste Perret, les usines désaffectées et la lande qui entoure la commune.
«En 1982, les Forges avaient fermé, les HLM étaient restées et beaucoup d’ouvriers devenus chômeurs aussi. On aurait dit, et cela était encore vrai quand je suis arrivé plus de dix-huit ans après, que cette partie de Noirbourg avait subi un nouveau bombardement.
Celui-là était du davantage à la mondialisation balbutiante qu’aux bombes au phosphore américaines mais il n’avait pas fait moins de dégâts. Des friches immenses, des ruines de briques rouges, des gravats et au milieu de tout cela, les Gitans.»
Après une vie de violence et de prison, Jugan est défiguré, atrocement, comme le personnage de l’abbé de La Croix-Jugan dans «L’ensorcelée» de Barbey-d’Aurevilly, mais il a conservé une part de son magnétisme. Sa liberté étant conditionnée à l’obtention d’un travail, il le trouve grâce à Clotilde Mauduit, la seule ancienne complice qui ne s’est jamais complètement détournée de lui : l’aide aux devoirs d’enfants en difficulté. La bête va y rencontrer la belle : Assia Rafa, jeune fille lumineuse habitante de la «Zone» de Noirbourg, forte et vulnérable, et qui, contrairement à Kardiatou Diop, magnifique personnage d’un précédent roman de Jérôme Leroy, n’a, elle, pas d’ange gardien.
Ensorcelée par le magnétisme noir d’un Joël Jugan orgueilleux et cruel, prêt à brûler ses derniers vaisseaux pour lutter rageusement pour une cause d’ores et déjà perdue, elle va se laisser manipuler et rapidement sombrer, terrassée par un coup de foudre maléfique.
Jérôme Leroy excelle pour raconter des tragédies remémorées aux heures sombres de la nuit, il en avait fait une éclatante démonstration dans «Le Bloc». Dans «Jugan» cela dit, le ton est différent : En faisant le choix d’un monstre (presque) sans équivoque, poésie et nostalgie se sont envolées. Alors même si «Jugan» ne dégage pas cette déchirante nostalgie du monde d’avant, même si les personnages manquent un peu de cette épaisseur liée à leurs paradoxes comme dans «Le Bloc», ce roman marquera le lecteur car il s’approche au plus près des ténèbres, et va aussi sonder la parcelle d’humanité d’un monstre, survivant d’une impossible lutte.
«Si je suis certain que Joël Jugan, quand il est revenu à Noirbourg, était devenu un monstre d’un point de vue physique comme moral, je sais aussi que personne ne sort indemne d’un tel traitement et, malgré les horreurs dont il a été responsable, je me souviens aussi qu’il fut un jeune homme de dix-huit ans, décidé à changer le monde par les armes à une époque où les luttes de ce genre avaient tragiquement échoué partout, notamment en Allemagne et en Italie.
C’était à la fois absurde, démesurément orgueilleux, dérisoire et noble : il avait voulu relever le drapeau d’une armée vaincue, nier la défaite de ses jeunes aînés qui avaient posé des bombes, attaqué des banques, tué des chefs de la police, des patrons, des marchands d’armes, des hommes politiques plus ou moins corrompus. Ils avaient fini dans un bain de sang, soit qu’ils aient été manipulés par des services secrets, comme une bonne partie des activistes italiens dont les ravisseurs d’Aldo Moro, soit qu’ils aient fini « suicidés » dans leur prison comme la bande à Baader. Il le savait mais cela n’avait rien changé à sa détermination.»
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