Un colporteur de livres confronté à la violence : Un texte éblouissant pour dire l’amour des livres.

En ce mois d’août 1792, tandis que les troupes prussiennes pénètrent sur le territoire français, Julien Letrouvé, colporteur des livres de la Bibliothèque bleue, vient à la librairie de l’imprimerie Garnier remplir sa boîte d’ouvrages qui fleurent encore l’encre et la pâte à papier, avant de démarrer une nouvelle tournée, dans les campagnes de l’Ardenne et de Champagne.


«Il pénétra dans la ruelle des Chats. Le temps s’était fait de plus en plus menaçant. L’obscurité presque complète emplissait le passage resserré entre les maisons. Au-dessus d’une des portes, il parut chercher à tâtons la saillie d’un motif sculpté au coin d’un linteau qu’il savait être la tête hilare d’un démon. Il arriva dans la rue des Quinze-Vingts, puis dans celle de la Monnaie. Julien Letrouvé se rendait chez l’imprimeur Garnier pour se fournir en petits livres bleus. Les gouttes, avec violence, s’abattirent au moment où il atteignait le seuil de l’établissement.»


Enfant abandonné au coin d’un champ, Julien Letrouvé est né de nouveau avec les mots. Dans le village où il a été retrouvé et élevé, il était admis chaque soir au sein d’un groupe de femmes qui filaient en écoutant les histoires lues par l’une d’elles aux veillées dans l’écreigne, une habitation souterraine au nom mystérieux, lieu de leur atelier. Cet endroit peuplé d’histoires fut la matrice de ce petit prince du palais souterrain. Là, oubliant l’abandon, il s’est construit au son de la voix et contre la chair de la matrone liseuse d’histoires.


«Entre celles de toutes les autres femmes se remarquaient ses mains terreuses, écorchées par les fenaisons et les sarclages, qui aidaient aux enfantements comme aux vêlages, frottaient et lessivaient, s’ébouillantaient ou plongeaient dans l’eau glacée des ruisseaux, sans que jamais l’on sût si elles avaient caressé d’amour, mais on voyait ce geste quand avant de l’ouvrir elle touchait du bout des doigts le livre. L’enfant chaque fois attendait l’effleurement furtif de la couverture bleue comme s’il allait le ressentir sur sa peau, non pas rêche, irritant, ainsi qu’il aurait pu le craindre, il avait au contraire la légèreté d’un duvet. Après quoi, il n’avait plus conscience de rien d’autre, la femme avait quitté sa gangue de terre, sa condition miséreuse, la femme souverainement lisait.
Il faudrait cependant remonter, émerger dehors quand la voix se serait tue. Et c’était chaque fois pour l’enfant la même vision qui s’imposait à travers les dernières brumes de l’enchantement, celle du petit veau sanglant que les mains redevenues de fortes mains de paysanne retiraient d’une vulve. La main froide de la nuit l’extirpait sans douceur de sa caverne amniotique. Il refoulait, les dents et les poings serrés, le cri de sa première naissance, de son premier refus et de son abandon au coin d’un champ. En l’empêchant de redescendre l’échelle, en le poussant aux fesses rudement pour peu qu’il fît mine de manquer un barreau, la grosse femme qui soufflait derrière lui aidait de son côté à l’enfantement auquel, dans une informe prière, au moment où sa tête sortait de l’ouverture sous le regard moqueur de millions d’étoiles, il demandait à un dieu sourd de ne pas survivre.»


Banni de l’écreigne à la puberté, l’injonction à transmettre les histoires fait de lui un colporteur des petits livres bleus. Homme solitaire, riche des lectures entendues dans l’écreigne, il est habité de ces histoires qu’il ne peut déchiffrer car, à sa grande honte, il est analphabète. Confronté à l’infortune et à la barbarie sur les chemins, inconscient des dangers annoncés par le grondement des canons, il se dirige vers le lieu de la bataille de Valmy, croise la berline noire de l’astronome Laplace, et va se lier avec le soldat Voss, déserteur de l’armée prussienne, par la lecture et les mots qu’ils échangent, avant le drame.


Avec les bouleversements de l’Histoire en arrière-plan annonciateurs de dévastations futures, que soulignent la citation de Ray Bradbury placée en exergue et l’évocation du juif errant qui parcourt tout le livre, ce roman de Pierre Silvain paru en 2007 aux éditions Verdier est un hommage pudique et somptueux à la littérature qui permet d’affronter la nuit noire et la solitude.


«Toutes les couvertures bleues sur le fond couleur sable étaient comme un attardement des beaux jours.»


Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/11/11/note-de-lecture-julien-letrouve-colporteur-pierre-silvain/


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http://www.charybde.fr/pierre-silvain/julien-letrouve-colporteur_54370

MarianneL
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le 11 nov. 2015

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