Entre rêves, réalité, souvenirs, quelque part dans les limbes...

De ce livre que j'avais lu il y a 10 ans déjà, je ne me souvenais de rien, à part que j'avais adoré et que c'était le livre qui m'avait fait découvrir cet auteur. Allais-je avoir le même avis 10 ans plus tard ? : la réponse est oui! C'est un livre vraiment bien construit, rempli de passages surprenants, étranges, poétiques, humoristiques... bref, ça part dans tous les sens, on ne s'attend jamais à ce qui va suivre et c'est ce qui fait la grande force du livre. Ajoutez à cela une impressionnante galerie de personnages secondaires vraiment réussie, et une ambiance à mi-chemin entre rêve, réalité, souvenirs, et "on ne sait pas trop quoi", et vous obtenez un roman à la fois étrange et hypnotique, mais surtout très addictif, et rempli de passages à la limite de la philosophie. Une réussite.


Quelques passages :


- "Mêmes les rencontres de hasard..."
- "...sont dues à des liens noués dans des vies antérieures."
- C'est ça, c'est ça ! Mais ça veut dire quoi, au juste ?
- Que tout est déterminé par le karma. Même pour des choses insignifiantes, le hasard n'existe pas.

- Dans le banquet de Platon, Aristophane affirme que dans le monde mythique d'autrefois, il existait trois types d'êtres humains. Tu connais cette histoire ?
- Non.
- Autrefois, les êtres humains ne naissaient pas homme ou femme, mais homme/homme, homme/femme ou femme/femme. Autrement dit, il fallait réunir deux personnes d'aujourd'hui pour en faire une seule. Tout le monde était satisfait comme ça, et la vie se déroulait paisiblement. Mais Dieu a pris une épée et a coupé tous les êtres en deux bien nettement, par le milieu. Résultat : il y a eu des hommes et des femmes, et les gens se sont mis à courir dans tous les sens toute leur vie à la recherche de leur moitié perdue.
- Pourquoi Dieu a-t-il fait ça ?
- Couper les gens en deux ? Je n'en sais rien, moi. Ce que fait Dieu est généralement assez incompréhensible. Il se met facilement en colère et puis, comment dire, Il a une tendance à l'idéalisme. J'imagine que c'était une punition. Comme dans la Bible, quand il a chassé Adam et Eve du paradis.
- Le pêché originel, dis-je.
- Oui, le pêché originel. (...)En fait je voulais dire que c'est difficile pour un humain de vivre seul.

- Quel dommage ! dit la dame d'Osaka d'un air vraiment navré. Le prix d'un original de Santôka atteindrait des sommets de nos jours.
- Vous avez parfaitement raison. Mais à l'époque, Santôka était parfaitement inconnu, il était donc peut-être inévitable que cela se passe ainsi. Bien des choses ne peuvent être comprises qu'avec l'éclairage du temps, dit Mlle Saeki en souriant.

Je suis libre. Je ferme les yeux et réfléchis intensément à cette liberté. Mais je n'arrive pas très bien à comprendre ce que cela signifie. Tout ce que je sais, c'est que je suis seul, dans un endroit inconnu. Un explorateur solitaire qui a perdu sa boussole et sa carte. C'est ça, être libre ?

- Quelque chose dans la musique de Schubert lance un défi à la réalité, la déchire. En ce sens, la musique de Schubert est l'essence même du romantisme.
J'écoute attentivement la sonate.
- Tu trouves cette musique ennuyeuse ?
- Oui, dis-je avec franchise.
- C'est une musique qu'on ne peut apprécier qu'avec de l'entraînement. Moi-même, au début, je la trouvais ennuyeuse. A ton âge, c'est tout à fait normal. Mais tu comprendras avec le temps. On se lasse très vite de ce qui n'est pas ennuyeux, alors que les choses dont on ne se lasse pas sont généralement ennuyeuses. C'est comme ça. Même si j'ai eu le temps de m'ennuyer dans la vie, je ne me suis jamais lassé de ce que j'aimais. La plupart des gens ne savent pas faire la différence.

- Je pense que j'ai soif d'égalité et de justice autant que n'importe qui. Mais je déteste par dessus tout les gens qui manquent d'imagination. Ceux que T.S Eliot appelait "les hommes vides". Ils bouchent leur vide avec des brins de paille qu'ils ne sentent pas, et ne se rendent pas compte de ce qu'ils font. Et avec leurs mots creux, ils essaient d'imposer leur propre insensibilité aux autres.

- Ce ne sont pas les humains qui choisissent leur destin mais le destin qui choisit les humains. Voilà la vision du monde essentielle de la tragédie grecque. Et la tragédie - d'après Aristote - prend sa source, ironiquement, non pas dans les défauts mais dans les vertus des personnages. Tu comprends ce que je veux dire ? Ce ne sont pas leurs défauts, mais leurs vertus qui entraînent les humains vers les plus grandes tragédies. Oedipe roi, de Sophocle, en est un remarquable exemple. Ce ne sont pas sa paresse ou sa stupidité qui le mènent à la catastrophe mais son courage et son honnêteté. Il naît de ce genre de situation une ironie inévitable.

- Mais qu'a-t-elle de si important cette pierre ? Elle n'a pas l'air si extraordinaire que ça, à vue d'oeil.
- Pour tout te dire, cette pierre n'a en elle-même aucune importance. Les circonstances exigent la participation d'un certain objet, et il se trouve qu'il s'agit de cette pierre. Comme l'a si bien dit l'écrivain russe Anton Tchekov : "Si un revolver apparaît dans une histoire, à un moment donné, il faut que quelqu'un s'en serve." Tu comprends ce que cela signifie ?
- Non.
- Ca m'aurait étonné. Tu ne comprends jamais rien. Je t'ai juste posé la question par politesse.
- Trop aimable.
- Ce que Tchekov voulait dire, c'est que la nécessité est un concept indépendant. La nécessité a une structure différente de la logique, de la morale ou de la signification. Sa fonction repose entièrement sur le rôle. Ce qui n'est pas indispensable n'a pas besoin d'exister. Ce qui a un rôle à jouer doit exister. C'est cela, la dramaturgie. La logique, la morale ou la signification, quant à elles, n'ont pas d'existence en tant que telles, mais naissent d'interrelations. Tchekov, en voilà un qui s'y connaissait en dramaturgie!

Le colonel Sanders croisa les bras, et se mit à regarder fixement Hoshino.
- Qu'est-ce qu'un Dieu, hein ?
Comme le jeune homme restait perplexe, le colonel insista :
- Oui, quelle tête il a, ton Dieu, qu'est-ce qu'il fait ?
- Je ne sais pas très bien mais un Dieu, c'est un Dieu. Il est partout, il regarde ce qu'on fait, et il juge si c'est bien ou mal.
- Comme un arbitre de foot alors ?
- Peut-être bien.
- Alors Dieu est en short, il a un sifflet et l'oeil rivé à sa montre ?
- Vous commencez à me casser les pieds, colonel, dit Hoshino.
- Et les Dieux du Japon et le Dieu occidental, ils sont amis ou ennemis ?
- Mais j'en sais rien, moi!
- Alors écoute, benêt, les Dieux existent seulement dans la conscience humaine. Et c'est un concept qui n'a pas arrêté de changer selon les circonstances, surtout au Japon. La preuve, avant la guerre, Dieu, c'était l'empereur, mais quand le général de l'armée d'occupation américaine Douglas MacArthur lui a intimé l'ordre de quitter cette fonction, il a fait un beau discours pour déclarer : "Ecoutez moi tous, à partir de maintenant, je ne suis plus Dieu" et, en 1946, c'était terminé. Pour te dire à quel point les Dieux japonais sont accommodants. Ils changent de statut comme ça, il suffit qu'un militaire américain avec des lunettes de soleil sur le nez et une pipe bon marché au bec le leur ordonne et pfut! ils filent leur démission. Complètement postmoderne, comme concept, non ? Si tu crois qu'il existe, il existe. Si tu n'y crois pas, il n'existe pas. Alors pourquoi on se ferait du mouron à cause de lui ?

Les souvenirs, c'est quelque chose qui vous réchauffe de l'intérieur. Et qui vous déchire violemment le coeur en même temps.
The_Claw
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le 3 mai 2017

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