Bernard Maris, dans ce petit livre de 95 pages, a un objectif simple : nous raconter Keynes et sa vision du monde, dépasser les clichés sur le théoricien de la "relance par la consommation" ou le célèbre "multiplicateur d'investissement" , restaurer l'idée d'une économie au service de la civilisation en ruinant les concepts de cette économie reine et destructrice que les libéraux ont imposé au monde depuis quarante ans. Keynes est un "économiste citoyen" car il prône l'avancement de la société et non son asservissement au taux de croissance.
Maris nous propose ici "le vrai" Keynes , ce génie pas toujours sympathique, incapable de se détendre, passionné par l'art, membre, avec Virginia Woolf, du Bloomsbury group, qui cultivera son image publique et sa fortune personnelle, tout en devenant le supporter d'une économie pragmatique et humaine en rupture avec une école classique, amoureuse de ses équilibres et de sa "main invisible". Keynes se préoccupe de la cité, une révolution en soi. Car, nous dit Maris :
Quel économiste aujourd'hui pense à la Cité? Aucun. Tous ont l'oeil rivé sur le PIB, triste Moloch qui mastique aussi bien des gaz d'échappements que des kilos de nourriture. Quel économiste écrit pour ses petits enfants, comme Keynes? Aucun. Tous écrivent pour l'urgence du demi-point de croissance ou du quart de point de pression fiscale,quand ce n'est pas pour révérer le "marché" ou la "concurrence" dans un fatalisme de religion primitive.
Le livre n'est pas technique, hormis un bref passage matheux sur le multiplicateur d'investissement vers la fin. Il insiste plutôt sur la personnalité et les grandes idées de Keynes, et se moquant souvent des fariboles de l'économisme actuel. C'est ainsi qu'est mise en avant la primauté que Keynes accordait à l'incertitude : " Demain , nous ne savons rien" et en général au Temps, une donnée qu'il a introduite dans une économie classique qui régnait hors-sol sur des chiffres sans Histoire, sur des durées sans avenir.
Maris nous présente un économiste persuadé que la science qui le passionne tant devrait être reléguer à l'arrière plan, être un commentaire de l'histoire et non un guide féroce comme aujourd'hui. Il nous montre un économiste qui a introduit la psychologie (beaucoup de freudisme dans ce petit livre) dans la vie économique, en dénonçant la fable de l'homo-economicus rationnel des classiques. C'est ainsi que le taux d’intérêt, loin d’être une valeur de l'argent, est en fait pour lui un "indice de peur". De même, avec Keynes, la monnaie cesse d'être un objet neutre favorisant les équilibres du divin marché, mais devient un acteur incontournable et actif du déséquilibre intrinsèque de la vie économique. Elle devient une mesure de la confiance en l'avenir, en même temps qu'un levier pour les politiques sociales.
Keynes ne voit d'ailleurs dans l'amour des rentiers pour l'argent que "régression infantile " et dans le rentier lui-même un ennemi de la société policée dont il rêve. L'accumulation de l'argent pour l'argent , véritable maladie, dont nous sommes nous-mêmes témoins et victimes depuis la financiarisation du monde est pour lui une attitude aussi néfaste que ridicule économiquement parlant. Dans son grand oeuvre, la "Théorie Générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie" finit d'ailleurs sur la proposition d' "euthanasier les rentiers", ces parasites qui thésaurisent et empêchent la monnaie de jouer son rôle moteur dans une société entreprenante. Il avait bien sûr la spéculation et l'héritage en horreur...
Maris n'est pas toujours "satisfait" de son idole: il regrette le mépris que Keynes a pour Marx, par exemple, ou encore le snobisme de Keynes envers "la populace mal éduquée". Keynes est un idéaliste qui voudrait que la société se libère du travail, de l'argent pour se tourner vers la beauté et la culture, comme le monde qu'il a connu, jeune et déjà privilégié, auprès de Virginia Woolf et ses pairs.
J'ai bien aimé ce petit livre qui présente un homme aussi connu que Einstein, qui faillit gagner un prix Nobel de la Paix, qui fut applaudi comme une rock star et que la droite néo-classique moque tout en essayant de récupérer ses équations. C'est informatif, assez engagé bien sûr, et je crois plutôt recommandé à ceux qui ont déjà une opinion personnelle de John Maynard Keynes je crois. je recommande prudemment donc.