C'est Doria qui nous raconte dans Kiffe kiffe demain, le quotidien de sa vie dans la cité Paradis de Livry-Gargan. Elle a quinze ans, vit seule avec sa mère depuis que son père est parti au Maroc, chercher une plus jeune et surtout une qui "saura" lui donner un garçon.
Doria a un regard "pointu" sur le monde qui l'entoure, qu'elle décrit avec humour et une belle mélodie mêlant un français bien affirmé avec les tournures et des dialogues qui nous convient au "parler vrai du terroir" qui constitue la cité.
J'ai découvert cette auteure, Faïza Guène, lors du dernier prix littéraire de la Porte Dorée. Son livre, Un homme, ça ne pleure pas, m'avait beaucoup intéressé comme une "belle" histoire sur la transmission, l'émancipation et le désir de trouver, ou en tout cas chercher, le juste milieu qui fait vivre. . . Son premier livre, Kiffe kiffe demain, écrit en 2004, à l'âge de dix neuf ans, révèle un vrai talent littéraire, une fluidité du récit et une justesse dans le propos.
Construit sous la forme de courts chapitres, chacun présentant un personnage de la cité, une séquence de vie, un moment d'échange ou de confrontation et souvent un glissement impertinent vers une autre façon d'entendre ce qui vient d'être décrit.
La mère de Doria, une sorte de mère courage, qui affronte la tourmente d'une vie de travail, d'exploitation, de déception sur l'aventure de l'immigration, sur les hommes, sur le pays d’accueil. Son patron l'appelle Fatma avec désinvolture et mépris, oubliant Yasmina son vrai prénom. Doria soutien sa mère quand elle quitte son travail sans indemnités, et qu'on lui propose une formation alternée. Elle va progresser, apprendre à lire et écrire, et peut-être à s'émanciper de sa condition.
Une galerie de portraits nous fera connaître la cité de l'intérieur, les vrais solidarités et les vrais rivalités. Hamoudi,une sorte de grand-frère, en réalité un confident, un soutien, un médiateur qui aide à donner sens à ce que Doria découvre "sans sens".
Ou alors Nabil, qui se faisait racketter son goûter à la récré au Collège et plus tard l'aide dans les révisions au Lycée et les dissertations d'éducation civique: "l'abstention, pourquoi?" Et leurs échanges donnent bien à réfléchir, avec «Nabil le nul on a discuté. Il pense par exemple qu'un mec de la cité du Paradis qui ne va plus à l'école depuis longtemps, qui n'arrive pas à trouver du boulot , dont les parents ne travaillent pas et qui partage sa chambre avec ses quatre petits frères, 'qu'est-ce qu'il en a à foutre de voter?' Il a raison Nabil. Le type doit déjà se battre pour survivre au quotidien, alors son devoir de citoyen... Si la situation s'améliorait pour lui, il pourrait avoir envie de se bouger et de voter. En plus, je vois pas très bien par qui il pourrait se sentir représenté. Eh ben voilà, c'est à ce type-là qu'il faut demander: 'l'abstention pourquoi?' Pas à une classe de boutonneux de quinze ans. Je me dis que c'est peut-être pour ça que les cités sont laissés à l'abandon, parce que ici peu de gens votent. On est d'aucune utilité politique si on vote pas. Moi, à dix-huit ans, j'irai voter. Ici, on n'a jamais la parole. Alors, quand on nous la donne, il faut la prendre» (pg 97).
Avec quelques années d'avance, son livre a dix ans, Faïza Guène nous donne à voir les effets de la promiscuité carcérale du fils de tante Zohra «il a dû rencontrer des gens étranges en zonzon. Youssef, lui qui était si tranquille avant et surtout plus ouvert que la plupart des types de son âge...Aujourd'hui, il parle de péchés graves, de punitions divines. Avant il s'en foutait un peu de tout ça. Il allait même s'acheter des chips au bacon en cachette pour savoir quel goût ça avait. Je trouve ça louche ce changement trop soudain. Quelqu'un a dû profiter de sa fragilité carcérale pour lui rentrer des grosses disquettes dans la cervelle» (pg 171).
Faïza Guène, ne fais pas la leçon «moi, fille de la banlieue», mais entrouvre les dédales de ce qui constitue le quotidien, les attentes, les espoirs, les galères de tout ceux qui nés quelque part se retrouvent dans le 9-3, à la recherche d'une vie meilleure. Ils y fondent une famille, ont des enfants et fièrement défendent leur terroir, leur berceau, souvent ignorés des politiques de la ville, des calculs électoraux, confrontés à la stigmatisation envers tous ceux qui, tout en nous ressemblant comme être humains, ne nous ressemblent pas par leurs accents, leurs coutumes, leurs habits, leurs galères... Doria et ses quinze ans nous font réfléchir!
http://blogs.mediapart.fr/blog/arthur-porto/090914/avoir-15-ans-dans-le-9-3