Kree
8.3
Kree

livre de Manuela Draeger (2020)

Ça commence comme John Wick. Mais alors un John Wick perdu dans les marasmes fangeux du post-exotisme, éclairé par une lumière trouble, vineuse et instable. Un John Wick englué dans une atmosphère toxique d’après-vie, se trainant dans cette longue agonie et cette longue défaite d’une fin du monde étirée à l’infini.


On ne s’étonnera pas que John Wick soit ici une soldate du nom de Kree Toronto, armée d’une sorte de kusarigama pour se venger des Laurell et Hardy dégénérés ayant tué (et mangé) sa chienne – qui est bien sûr plus que sa chienne, qui est son âme, sa santé mentale, sa raison de survivre dans un monde sans pitié. Comme dans John Wick, non ? Deux œuvres à revoir sous l’éclairage du Manifeste des espèces compagnes de Haraway à n’en pas douter.


Mais Manuela Draeger donne beaucoup plus de force à la fable de Kree Toronto et (feue) sa chienne Loka que dans le film de David Leitch et Chad Stahelski. On ne crée pas des séquences épileptiques d’action, on rentre plutôt dans l’image où dans chaque combat scélérat – sûrement un des points communs de nos deux combattants – se révèle seulement la déshumanisation en cours du monde (et gloire à la Grande Nichée !).


Le non-état d’esprit de Kree Toronto n’est pas la belle indifférence d’un John Wick ultra-violent traînant son charme ténébreux en costard-cravate de New-York à Tokyo. L’insensibilité de Kree est l’adaptation à sa condition inexorable d’enfant-soldat, de femme toujours en proie aux désirs de viol des hommes. De post-vie en post-vie, de misère en misère, Kree Toronto se guide en ne cherchant pas la mort de façon nihiliste. Elle tente de respecter un égalitarisme d’un autre temps en éliminant de temps à autre des mâles trop insistants et ne tuant qu’avec parcimonie dirait-on.


A cette déshumanisation, le regard animal offre un contraste saisissant. Réduit à un accessoire dans John Wick, la présence du chien dans Kree ressemble davantage à celle de l’andréide Nexus-6 dans Blade Runner : un rappel d’une empathie perdue, et au-delà, d’une cruauté plus simple, d’instincts moins tragiquement spiritualisés et cette considération revient énigmatiquement lors du retournement final. Bien sûr cette vision sur le vivant provient de la conception du post-exotisme où dans une conception noircie du bouddhisme tibétain, toute existence vient soit à se perdre soit à se réincarner au bout de 49 jours, y compris dans les animaux (il faut lire Nos animaux préférés d’Antoine Volodine), tous les animaux : cloportes, éléphants, moustiques, chien ou encore, pour ce tome, oiseaux.


Car dans le monde merveilleux de Kree, des œufs d’oiseaux immenses surgissent des nombreuses fosses communes à l’air libre et l’une des tâches paradoxales des moines (paradoxales au regard de la non-violence supposée de cette caste) est de détruire ces œufs avant leur éclosion. Cette belle fable de moines massacrant des œufs sur un tas de cadavres est l’occasion d’un conte d’amour pour le moins surprenant et frappant entre Griz Uttikuma et Smoura Tigrit.


On voit ici à quel point le narratif d’un John Wick est loin par rapport à ce récit où plutôt que la violence des actions c’est la puissance de l’imaginaire et la férocité de la situation qui l’emportent, avec, en plus, toujours la pointe aigüe d’un humour noir matérialisé dans la langue imagée de Manuela Draeger. Un humour fait rictus, certes, comme lorsque Kree discute dans ces éternités noires et grillagées du Bardo (l’espace noir pré-réincarnation) avec un moine coincé entre des barbelés, ou plus régulièrement lors les discours volontairement laconiques jusqu’à l’absurde tenus dans une langue mutilée.


Je serais assez pour que Draeger, Volodine ou pourquoi pas Lutz Bassmann soit secrètement au scénario du John Wick 666 ou plus justement d’un Jane Wicca, où comme dans Kree on ferait de la magie noire avec les rêves, on cisaillerait des fentes dans l’espace noir, on se vengerait de la mafia narcocapitaliste qui nous vend du sommeil à prix d’or. Mais il s’agit en fait d’une mauvaise idée, les adaptations du post-exotisme en visuel ayant jusque-là souvent déçu et Volodine lui-même, en tant que porte-parole des auteurs post-exotiques, ayant refusé les adaptations et autres déclinaisons exogènes de son œuvre, close sur elle-même et sa communauté.


Tant pis, tant mieux, il reste donc à lire et relire les 49 opus présents et à venir du post-exotisme.

Raphmaj
8
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le 21 févr. 2020

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