Un écrivain écrit à une femme inconnue croisée dans un colloque, une femme qui ravive le souvenir de l‘amour déçu de ses vingt ans, lorsque, jeune professeur de collège tentant d’être poète dans les années 70, il logeait dans une pension de Port-au-Prince, située rue de l’Enterrement, et partageait une vie ordinaire avec les trois Aînés de la pension : l’Etranger, l’Historien et Raoul.
Mais je remonte le temps jusqu’aux Aînés pour te parler à toi.
Cet écrivain, dont la vie et l’écriture a été marquée par l’absence de figures féminines, rassemble les itinéraires poignants des trois Aînés, leurs secrets et leurs silences assourdissants, qu’il réussit enfin à coucher sur le papier pour évoquer l’utopie de l’amour, ses errements et les manques qu’il crée.
L’Etranger domine le récit, intarissable conteur de ses voyages autour du monde, de ses aventures nombreuses avec de très belles femmes. Sentant sa fin proche, il ne se résigne pas à l’idée de mourir à Port-au-Prince, et ne se sépare jamais d’un manteau inadéquat pour le climat haïtien, en vue de son départ final vers une destination forcément lointaine.
«Je n’ai de villes que de visages.» C’est une phrase d’un poète que j’ai vaguement connu. L’Etranger était un peu comme ça. La couleur du blé, la force de l’orage, la douceur du climat ne retenaient son attention qu’à condition de renvoyer à des personnes. On confond si souvent promeneurs et naturalistes. Trois fois l’Etranger avait fait le tour de la terre. Pas n’importe laquelle. La seule qui vaille. Celle qui vaut le voyage, dans la nature comme dans les livres. Celle des hommes.
L’Historien incarne le silence tragique ou la voix bâillonnée. Brillant professeur, homme de pouvoir issu de la bourgeoisie mondaine, il a tout quitté soudainement en s’installant dans cette pension modeste et en se noyant dans l’alcool, sans que sa voix, cassée par tout ce qu’il a dû taire et par la maladie, ne révèle pourquoi. L’histoire cruelle de cet homme, un ratage amoureux, une histoire d’amitié et de trahison sous la dictature, sera énoncée comme une fable, et l’Historien ne pourra lui-même l’évoquer que sur son lit de mort.
Le troisième des Aînés, moins flamboyant, plus discret, a un itinéraire de vie tout aussi inattendu, depuis le jour où une mésaventure tragique lui a fait endosser le rôle de faire parler les morts.
Cinquième roman de l’auteur publié en France, paru en 2007 aux éditions Actes Sud, sur une tonalité apparemment plus intime que le précédent «Bicentenaire», mais traversé par cette question lancinante dans l’œuvre de Lyonel Trouillot – Que faire de sa présence au monde -, comme dans «La belle amour humaine» ou «Kannjawou», «L’amour avant que j’oublie» transfigure le thème rebattu de l’amour inaccessible en un roman magnifique et poignant, par l’évocation du destin de ces trois hommes en touches entremêlées, par la beauté du regard bienveillant que Lyonel Trouillot porte sur l’autre et ses phrases lumineuses.
En transmettant ces destins qui permettent à une langue de s’exprimer qui jusqu’ici se dérobait à l’écrivain, et en questionnant la manière dont s’écrit le récit, ce livre forme aussi un hommage amoureux à la littérature.
Paris, Valparaiso… La bouche de l’Étranger vivait de toponymes. Chaque phrase était un long voyage. Elle commençait dans un pays, virgule, s’attardait dans les rues d’une ville frontalière, se prélassait, virgule, longeait, tranquille, la frontière, la traversait, virgule, changeait de cap, point barre, prenait la mer, virgule, plongeait dans les eaux vertes d’un ou deux océans, sortait de l’eau, virgule, et reprenait sa route sans savoir son chemin, sautait, légère, d’île en île, s’arrêtait, suspensions, pour respirer un temps l’odeur d’une vieille ville où l’odeur d’un jardin, s’offrait, indépendante, des ciels, des paysages, pour ne finir qu’au bout d’un vaste itinéraire, sur une terre éloignée de son commencement.
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