Une parfaite introduction à l'anarchisme

Cet essai sur l'anarchisme se veut une sorte de manuel de présentation de l'anarchisme à l'attention des néophytes. En ce qui me concerne, l'objectif est pleinement rempli. Je ne connaissais rien ou presque à ce mouvement (pourtant passionnant par les perspectives qu'il propose), me voilà désormais armé pour m'attaquer à Bakounine ou Proudhon.

Cet opuscule se découpe en trois parties. Tout d'abord une présentation des "idées-forces" de l'anarchisme comme l'individualisme, la liberté, le refus de toute forme d'autorité, le fédéralisme ou encore l'autogestion. L'occasion de se frotter à la pensée des grands théoriciens libertaires que sont Proudhon, Bakounine et Kropotkine, mais aussi à celles d'autres militants de cette grande famille de pensée comme Malatesta, Voline ou encore Elisée Reclus.

La seconde partie de l'ouvrage s'articule plus concrètement autour de la "recherche de la société future", rappelant d'emblée de jeu que "l'anarchisme n'est pas utopique". Daniel Guérin insiste sur le fait que l'anarchisme n'a été assimilé à l'idée de "désordre" ou de "chaos" que par la propagande incessante de ces ennemis. L'anarchisme reconnaît la nécessité d'une société organisée, mais organisée différemment : c'est-à-dire sans un État omnipotent et liberticide. Il nous présente les fondements de l'autogestion ouvrière, du communalisme et du fédéralisme, tout en exposant les propositions des différentes sensibilités de l'anarchisme sur les questions de la concurrence, de la monnaie, de la rémunération, des services publics... On découvre un univers de débat permanent, où s'affrontent les tenants d'un anarchisme "pur" et immédiat d'une part, et ceux en faveur de compromis et d'une méthode plus progressive d'autre part.

Enfin dans une dernière partie, l'auteur s'intéresse à "l'anarchisme dans la pratique révolutionnaire", en s'intéressant notamment à la révolution russe de 1917, au conseils d'usine italiens dans les années 20 et à la guerre civile espagnole. Et l'on découvre avec stupeur la violence de l'Histoire à l'encontre des mouvements libertaires, dupés par les partisans de la social-démocratie et broyés par les mouvements socialistes "autoritaires", Bolcheviks dans la Russie de 1917, émissaires soviétiques staliniens en Espagne. L'expérience espagnole restant particulièrement frustrante tant l'anarchisme semblait implanté en de nombreux endroits à travers le pays et tant l'autogestion semblait fonctionner dans des centaines d'usines et d'exploitations agricoles. Un avenir radieux se dessinait pour ces communautés qui expérimentaient la mise en commun des moyens de production, l'égalité homme-femme ou encore l'interdiction du travail des enfants. Mais l'Histoire est sans pitié. Aussi, en quelques mois, leurs rêves ont-ils été broyés par la trahison de la démocratie bourgeoise, les coups de butoirs des forces fascistes de Franco et les coups de poignards dans le dos des staliniens.

J'ignore si c'est le cas de toutes les éditions, mais l'édition Folio Essai est complétée par une trentaine de pages sur "Anarchisme et marxisme" qui permettent de bien saisir les convergences et divergences entre les deux concepts. On y trouve également une vingtaine de pages de "Compléments sur Stirner" qui aident à mieux comprendre la pensée de cet auteur allemand de la première moitié du XIXe siècle, précurseur de l'existentialisme et de l'anarchisme individualiste, aux thèses particulièrement extrêmes sur la liberté et l’égoïsme total.

En somme, "L'Anarchisme" propose une plongée particulièrement complète dans l’univers libertaire, loin de tout dogmatisme ou tout idéalisme utopique. Le livre propose un parfait équilibre entre théorie et pratique, citant à l'envi les grands noms de l'anarchisme en les mettant en perspective avec les expériences anarchiques concrètes qu'a connue l'Histoire. La diversité des sensibilités semblent respectée et les divergences avec le communisme ou les mouvements socialistes autoritaires et étatiques est clairement posée. Ouvrage clair et précis, méritant évidemment d'être complété par des lectures plus récentes, puisque l'ouvrage date de 1965 et que de nombreuses mutations ont totalement bouleversé le paysage politique contemporain : crise écologique, perte de confiance dans les élites, développement d'un néolibéralisme mortifère, accroissement des inégalités, perte de repères d'une frange de la gauche (postmoderne et anti-unviersaliste)... L'expérience que nous vivons actuellement avec la crise sanitaire face au coronavirus nous montre d'ailleurs les limites de l'efficacité étatique autant que les bienfaits de la bienveillance et des mouvements de solidarité : un terrain favorable pour un regain d’intérêt en faveur des idées anarchistes ?