L'Animale
7.8
L'Animale

livre de Rachilde (1893)

Zola fait félin - Suite et fin d'une épopée rachildéenne

Ici s'achève (pour l'instant, parce que je ne compte pas m'arrêter là) le cycle rachildéen que j'ai entamé il y a peu. J'ai bien fait de terminer par cette oeuvre - la lire en premier m'eût abusée sur l'importance de la littérature du XIXe sur son auteur, la lire en second m'eut fait croire que Rachilde ne savait parler que des femmes. Quand, à l'évidence, non.
D'ailleurs, Laure, l'héroïne de ce roman magnifique, est-elle une femme ? Le titre n'est guère mystérieux : Laure est une animale. Mieux, de la race féline elle a tous les traits. Tantôt chatte sensuelle et douce, tantôt tigresse avide et sournoise, la royale Laure déambule avec les chats ses sujets sur les toits de Paris au clair de lune. Laure ne vit que pour ses sens : gourmandise, paresse, et luxure... Surtout luxure. Diable ! Une femme qui incarne à elle seule trois péchés capitaux, les trois péchés qui mettent en jeu le plaisir sensible de l'individu. Laure est une chatte en chaleur et elle est faite pour être un objet d'amour, un objet dont on s'occupe dans l'énervement des sens, un objet qu'on adore, pour lequel on se sacrifie et on devient fou. Mais nulle vanité là-dedans ; non, Laure n'est pas de ces cocottes qui vivent pour le regard d'autrui, Laure ne se soucie pas de son apparaître, ou alors dans la simple nécessité immédiate de provoquer en l'homme la convoitise de son corps moulé dans un fourreau noir et de sa chevelure lourde, tressée, frappant comme une lionne ceux qui la frôlent. Laure ne se prostitue pas - elle ne veut pas d'argent, elle veut du plaisir. Bref, Laure est le désir ardent, elle a tout de l'animal qui vit pour l'assouvissement de ses instincts, de ses passions irraisonnées. Laure se fiche de Dieu comme d'une guigne, Laure a besoin d'être physiquement aimée, et d'aimer physiquement.
Point d'immoralité là-dedans alors... Plutôt de l'amoralité. L'immoralité est dans les yeux de qui regarde l'Animale. Aux yeux du monde, Laure est l'immoralité à l'état pur : la jeune vierge qu'on doit marier n'est plus vierge depuis ses douze ans, âge auquel elle découvre l'amour par hasard et par besoin pulsionnel (pléonasme, me direz-vous), elle dévergonde de jeunes paysans qui se meurent d'amour pour elle, elle se livre à un borgne hideux par désespérance nerveuse et le conduit au tombeau, elle fait perdre la tête à un curé... On la chasse, le mariage est rompu, et elle vit dans l'ombre, en tant que maîtresse cachée de son ex-futur mari dont elle est folle amoureuse (et c'est le seul homme qu'elle aime, peut-on presque dire), avec son... chat (Lion de son petit nom), et la nuit avec son amant froid, qui ne l'aime pas, qui la méprise, qui cherche un prétexte pour quitter cette folle soumise jusqu'au déni d'elle-même.
Laure est, on le voit, une figure complexe : elle n'est pas un personnage manichéen, pas une femme fatale, pas une perverse, pas une sadique, pas une masochiste... Mais c'est une femme envisagée comme tout entière dominée par ses passions (et c'est ce qui fait sa différence, voire sa supériorité, par rapport aux autres femmes qui se laissent gouverner par les impératifs sociaux), qui oscille entre une soif insatiable, vibrante, de sexualité, et des sentiments irrationnels pour un homme qui ne peut ni ne veut répondre à ses attentes. Laure est la chaleur, on l'aura compris, Laure est de bout en bout, féline. Il ne s'agit pas de savoir si Laure est intelligente ou pas ; elle a l'intelligence de ses passions et de son corps, elle ne vit que pour trouver son alter ego. La vie de Laure est une tragédie, elle n'a rien de cette créature surhumaine qui tombe les hommes comme des mouches pour les abandonner après. Laure n'a aucune arrière-pensée : elle se jette éperdue dans le plaisir sans s'arrêter aux conséquences (dont elle a conscience).
Je ne sais pas si Laure incarne la victoire de l'individualité, mais je crois que Laure incarne l'animalité humaine dans toute sa naturalité, dans toute la tragédie de l'avènement d'une société qui nie la chair. C'est pourquoi Laure est victime bien plus que mangeuse d'hommes classiques. Ses intentions sont pures, aussi pures que la nature... Si Laure est la perverse qu'ont évoquée les critiques de ce roman, alors c'est la Nature qui est perverse, et la Société qui est pure - ce qui est complètement artificiel et... pervers.
L'oeuvre pose donc la question suivante : où est la perversité ? Et, plus avant : où est la folie ? Où est la monstruosité ? Dans le monde de la jouissance des sensations qu'est le monde de Laure, où l'animalité se confond avec l'humanité, où les frontières se brouillent, tout n'est qu'une question de point de vue. Et pour sûr, la lucidité n'est pas du côté des bourgeois parents de Laure et de son bourgeois ex-futur mari, êtres moraux, froids, abrupts, qui craignent plus que tout le scandale et le ridicule. Et quelle beauté dans ce ballet des chats ! L'incipit est sans nul doute le moment le plus stylisé, le plus captivant, le plus dément, le plus phénoménalement beau de tout le livre, et si vous le lisez, vous constaterez la malice de Rachilde dans cet incipit si travaillé, qui laisse rêveur et fascine. Le lecteur est fasciné par cette chatte aux formes humaines. Fascinante aussi cette relation fusionnelle avec Lion, qui se tisse au fil du livre, et qui se termine en apothéose parfaite. Car le seul être qui parvient à apaiser les appétits de Laure, c'est bien Lion, succédané aux hommes, qui se meut peu à peu en quelque chose qui ressemble bien plus à un amant, à un amant fauve qui tombe toutes les chattes, que tous les hommes éplorés ou mortifères qu'a Laure.

On est obligé de reconnaître la brillante architecture du roman, roman parfaitement rodé, parfaitement construit, d'une manière quasi-linéaire archi-classique qui dessine la genèse d'une petite femme sensuelle, depuis le regard qui brille entre deux plantes grimpantes, jusqu'à... Je ne peux pas vous spoiler à ce point, ce serait de la perversité (ha, ha). Comment ne pas penser à Zola ? Il y a tout, sauf l'hérédité peut-être, puisque Laure ne tient pas de ses parents mais de la nature qui reprend ses droits. Il y a la linéarité, la peinture de la vie d'un être, il y a les instincts qui persistent jusque dans l'amour (censé être l'apanage des hommes... ce qui nous rappelle que Laure EST une femme, peut-être plus authentique que toutes les autres), il y a la causalité (les angéliques, le sucre, les épices, tout concourt à affoler les sens de l'enfant prodigue, choyée, qui devient ce qu'on a inconsciemment fait d'elle). Il y a une sorte de "naturalisme" donc, mêlé d'un zeste de fantastique (tous ces mots sont à prendre au sens technique, littéraire). Il y a même notre ami Freud ! La sexualité infantile, l'hystérie, l'oeil percé etc, Rachilde se pose ici comme digne continuatrice du second XIXe siècle.
Héritage classique également : L'Animale est une tragédie, rigoureuse, un peu abâtardie certes, mais une tragédie néanmoins, où rien n'est laissé au hasard - sans que les procédés deviennent grossiers. Tout se recoupe et se complète, tout est pourvu d'un symbolisme riche.
Notons enfin les symptômes "queues de siècle", comme dit Huysmans : décadence qui s'ajoute au symbolisme, couleurs d'un bleu sombre presque verdâtre, des relents de dépérissement par ennui, où l'on cherche désespérément la bouffée d'air en ouvrant le vasistas de l'appartement calfeutré dans ses soieries. On voit très peu le monde, dans ce livre... Oui, on va bien A Rebours. Recherche esthétisée, sans espoir, d'une nature étouffée, presque artificielle tant elle se vautre dans des fantasmes animaux.

Bref, L'Animale est un roman magistral, qui fait une synthèse toute féminine de son siècle (parution en 1893), et qui brouille toutes les pistes. Est-ce un roman féminin, un roman féministe, un roman pervers, un roman archi-réaliste ou archi-fantasmatique ? Je vous laisse le lire pour en décider...Si vous arrivez à outrepasser le bouleversement contigu à l'achèvement du livre. Ça m'a coupé le souffle. La fin est d'une beauté sans nom, c'est si maîtrisé qu'on ne voit rien venir, c'est atroce, effrayant, et inoubliable. Bonne lecture.

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le 29 nov. 2014

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Eggdoll

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