J'ai découvert José Carlos Somoza avec la Théorie des cordes, un roman qui mêlait thriller et, comme son nom l'indique, physique quantique. Le tout m'avait semblé assez bien ficelé mais il faut dire que s'il y a un domaine dans lequel je ne connais rien, c'est bien celui-là. Pas de bol, dans l'Appât, Somoza mêle polar à deux univers qui me sont vaguement familiers : la psychologie et le théâtre de Shakespeare.
Plantons le décor : nous nous trouvons dans un futur proche dans lequel les rares traces d'anticipation sont des gadgets à l'intérêt limité, du genre photos-hologrammes. Et, tout de même, les appâts. Comme Diana Blanco, notre héroïne. Qu'est-ce qu'un appât,donc ? C'est en quelque sorte un flic d'un genre nouveau, qui met les criminels hors d'état de nuire en prenant différents masques qui agissent sur leur psynome. Evidemment ce qui est difficile, c'est de trouver le bon masque pour chaque philia. Cf Hamlet, même s'il contient la clé du masque de Yorick qui pourrait être à l'origine d'une arme d'une puissance inimaginable.
Vous n'avez rien compris. D'accord, mais ne vous plaignez pas : vous, ça fait quatre lignes que vous avez décroché ; le lecteur, lui, passe la moitié du roman à se demander d'où sortent tous les concepts fumeux que je viens d'énoncer. Bref, reprenons.
Le psynome est quelque chose comme le grand frère du "ça" dans notre inconscient. Le siège du désir. Il se trouve que le psynome de chacun a une obsession particulière, sa philia. Vous pouvez être philiaque de Demande, de Négociation, de Sang, de Chair, de Rillettes de Thon, que sais-je encore. Toujours est-il que vous éprouvez un désir irrépressible pour des attitudes, des couleurs, des sons, qui renvoient à votre philia. Le philiaque de Sang voit du sang, paf, il bande. Et le métier de Diana Blanco, notre appât, c'est de maîtriser des pantomimes propres à chaque philia, ces pantomimes portant le nom de masques. En gros, Diana est capable de créer des scènes qui sont la quintessence du désir de chaque philia. Si vous êtes philiaque de Négociation, elle exécutera quelques gestes bien précis dans un décor approprié et vous ne pourrez que tomber raide dingue, au point que vous ne vous contrôlerez plus. Et c'est ainsi qu'elle maîtrise les plus dangereux serial-killer.
Il ne me semble pas utile de préciser à quel point tout ceci est fumeux. Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines car c'est ici qu'intervient ce bon vieux Shakespeare. Figurez-vous que celui-ci était au courant de tout ça. Le psynome, les philia, c'était son pain quotidien. Si bien qu'il a décrit de manière codée dans ses pièces l'ensemble des philia - il y en a 58 - et des masques qui les font craquer. Quel homme ce Willy.
Voilà, vous savez tout. Tout ce que l'on met 200 pages à apprendre. Somoza passe la moitié du livre à s'engluer dans son jargon, dans sa théorie abracadabrante, prouvant ainsi que ce qui se conçoit mal s'énonce laborieusement. Ajoutez à cela que les philia sont un peu comme des Pokémon pour Blanco : elle veut toutes les attraper. Donc dès que quelqu'un croise son chemin, elle suppose quelle est sa philia, nous donne ses caractéristiques, les gestes à effectuer pour réaliser le masque et enfin nous fait un petit résumé extrait de "Shakespeare pour les nuls" de la pièce qui symbolise la philia. Imaginez : "Pepito est un philiaque de la danse d'Hélène. Il éprouve un désir irrépressible pour des femmes aux gestes désordonnés. Je décide de le posséder : je mets le doigt devant, je mets le doigt derrière, je mets le doigt devant, je fais de tous petits ronds... Le coup classique : Shakespeare l'a décrit dans La mégère apprivoisée [copier/coller ici un résumé d'une dizaine de lignes et trouver un vague lien avec l'intrigue de la pièce]."
Au bout de ces 200 pages d'une lourdeur inégalable, vient notre récompense : Diana part en chasse. Elle veut trouver le Spectateur, un tueur en série retors qui semble s'y connaître en psynome, et qui a enlevé sa soeur. Elle ne veut pas juste le livrer à la justice, non, elle veut le niquer ce fils de pute (sic). La stratégie consiste à se balader dans les rues de Madrid en prenant les poses spécifiques à sa philia (les experts lui atrtribuent une philia d'Holocauste, la seule pour laquelle nous n'ayons pas une fiche précise ; en gros, les philiaques d'Holocauste sont des gros bâtards psychopathes et basta) pour se faire enlever et ensuite le posséder complètement grâce au pouvoir inestimable du mime. Evidemment, le plan foire légèrement et Somoza nous offre une petite centaine de pages de huis-clos réellement intéressant, où ses concepts prennent enfin un peu de sens. Le face-à-face entre Diana et le spectateur, grand méchant d'une cruauté exemplaire, est le meilleur passage du livre. Malheureusement il tourne court car Somoza fait rebondir l'action sur un autre niveau : nom de Dieu, le vrai de vrai bad boy de l'histoire n'est pas le Spectateur, il est placé bien plus haut. S'ensuit une chasse aux sorcières parmi les supérieurs de Diana, suivant un schéma classique qui ne laisse que peu de place au suspense : les plus gentils sont en fait les plus vicieux. Et alors je voudrais pas spoiler mais laissez-moi quand même vous dire que la pauvre petite qui joue les victimes c'est une sacrée salope de l'enfer, du genre "Je vais te faire manger tes morts mais laisse-moi une petite demi-heure parce qu'il va me falloir un chapitre entier pour expliquer ce que j'ai fait, comment je l'ai fait et pourquoi je l'ai fait". Et on recommence, au fil de ces rebondissements, à ramer sérieusement au gré de résurrections surprises, de considérations philosophiques sur le libre-arbitre, de coups de putes et autres retrouvailles larmoyantes.
Evidemment, tout ce qui paraît niais ou convenu chez Somoza, se trouve aussi chez Shakespeare : il ne manque pas de nous le rappeler comme s'il voulait se justifier. Somoza reprend d'ailleurs, en exergue de son roman, la citation la plus galvaudée de Shakespeare : "La vie est un théâtre". Nul doute que l'hommage au grand dramaturge est sincère, mais la maladresse terrible dont fait preuve l'auteur espagnol ne donne à aucun moment l'envie de se replonger dans Richard III ou dans Peines d'amour perdues. Son système, en plus d'être abscons et souvent risible, fait écran à toute autre interprétation et à toute émotion face aux pièces de Shakespeare. D'une certaine manière, il fait l'oeuvre d'un Dan Brown avec les oeuvres de Da Vinci : il ne s'agit pas tant d'en parler que de les mettre au service d'une intrigue qui les assèche et les vide de sens. C'est sans doute l'aspect le plus regrettable de ce roman, qui passe ainsi, sans doute, à côté du but recherché.