L'Art de la joie, ou la lecture parfaite de confinement : huit cents pages de lumière pour éclairer un peu ces temps pénibles.


Solaire, ce roman l'est dès ses premières lignes, dès ce premier événement traumatique qu'il met en scène [ceci n'est pas un spoil, ce sont vraiment les premières pages du livre] : le viol incestueux sur une très jeune enfant (l'héroïne), qui place sous l'égide du soleil, mais du soleil aveuglant, brûlant, abrasif, la vie de Modesta. Ce viol initial, dont jamais plus d'ailleurs le livre ne nous reparlera, est narré de manière tellement métaphorique et symbolique qu'il faut relire la scène plusieurs fois pour être sûr.e d'avoir bien compris. On en ressort avec l'impression d'avoir être empalé.e comme Modesta par un tison brûlant un jour de grand soleil, de grande joie, et de grande pauvreté.


C'est ce que ce livre s'appliquera à faire : dire l'horreur d'abord, puis surtout le bonheur et la beauté, dans le soleil sicilien qui d'abord tente de détruire, puis qui va aider à ressusciter, ou plutôt à exister tout court. L'Art de la joie est un roman d'apprentissage au sens le plus plein du terme : nous suivons Modesta de sa plus petite enfance (ses premiers souvenirs) jusqu'à l'approche de sa mort, et nous allons la voir prendre possession de son existence, de la manière la plus amorale (d'aucun.e.s diraient immorale, car il est vrai que certaines de ses actions sont d'un égoïsme forcené qui se soucie peu de détruire autrui si nécessaire) et la plus heureuse possible. Modesta est un personnage pensé comme un modèle de bonheur, d'intelligence, de subtilité et évidemment de liberté, qui n'a rien perdu de son charme aujourd'hui à mon goût, notamment dans la souplesse revendiquée des relations sociales et amoureuses. Surtout, la philosophie de ce personnage est un choix qui lui permet, dans les moments les plus obscurs, d'être heureux, et telle est la leçon de ce roman protéiforme et vivant, dont les personnages se reproduisent tour à tour pour renouveler le personnel romanesque, pour suivre plusieurs générations d'une famille de sang et de cœur, et leurs relations avec son centre lumineux et matriarcal, Modesta.


L'écriture de Goliarda Sapienza est, à l'image de son héroïne, ébouriffée, frétillante, lumineuse, et audacieuse : de grandes ellipses au milieu d'une phrase et au milieu d'un chapitre, des repères spatio-temporels glissés comme par mégarde dans la bouche des personnages, des dialogues signalés par des didascalies à n'en plus finir entre ces très nombreux personnages qui sont tous plus ou moins de la même famille, des passages courts mais fréquents à la troisième personne, et surtout, des grands cris du cœur d'une telle beauté, d'une telle poésie, d'une spontanéité choisie si confondante, d'une emphase si follement irritante et si belle. Ce roman, c'est la conquête d'une vie débarrassée de tous les préjugés, de toutes les entraves, et qui repose sur des principes aussi simples qu'essentiels : la liberté, l'amour, la famille. C'est assez paradoxal, au fond, et très inspirant : cette femme qui ne fait pas grand-chose que parler, mais qui est libre.


Alors oui, en huit cents pages, j'ai eu le temps d'être aussi très agacée par ce personnage trop parfait et trop sûr de lui, où tout est toujours si harmonieux que ça fait crever de jalousie (mais l'envie, dirait Modesta, est le moteur qui permet d'accomplir ce que l'on n'accomplirait pas sinon : cette meuf est trop positive, c'est infernal), dont les messages ressemblent parfois à des naïvetés de développement personnel. On attend avec une certaine frustration que quelque chose bascule, qu'elle évoque son passé, qu'elle avoue ses nombreuses liaisons et les sanguinités cachées des nombreux enfants qui lui tournent autour. Et puis oui, en huit cents pages, il y a le temps d'avoir des longueurs, il y a des moments un peu creux. Mais c'est bel et bien un art de la joie qu'élabore ce roman* : il y a en lui quelque chose d'une méthode de la résilience, d'un exemple à suivre pour trouver la joie dans l'adversité la plus brutale, d'un appel à l'égocentrisme positif pour se trouver et se préserver, le tout concentré dans ce personnage inhumain ou surhumain qui célèbre les douceurs de la vie, le lien, et l'humilité dans le rapport politique au monde. Oui, il me semble que nous avons tout à gagner à nous inspirer de Modesta.


*Je compare par exemple au dernier Edouard Louis que j'ai lu, Histoire de la violence, dont le titre pompeux et présomptueux prétend élaborer des grands lignes sociologiques et une somme historique à partir d'un simple récit d'agression qui ne prend aucune hauteur et qui ne dépasse pas l'anecdote. Rien de commun avec L'Art de la joie, qui mérite son titre, amplement.

Eggdoll
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le 7 avr. 2020

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Eggdoll

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