Dans 22/11/63, de Stephen King, un professeur d'anglais de 2012 arrive à la fin des années 50. Reprenant son métier, il enseigne dans un lycée du Texas. Là, comme une évidence, il propose à ses élèves d'étudier The Catcher in the Rye, de Salinger. Evidence pour un Américain de 2012, époque où le roman est devenu un classique et un de ceux qui sont le plus étudiés par les lycéens du pays. Mais en 1958, la force destructrice du roman était encore intacte, et dans un état aussi tolérant, aussi ouvert d'esprit que le Texas, la proposition du professeur fit scandale.
Scandale d'abord que cette écriture. Raconté à la première personne par Holden Caulfield, un adolescent en rupture sociale, la narration est pleine d'approximations grammaticales, de propos vulgaires, de jurons, de répétitions excessives, etc. Les "goddam", "for Chrissake", "lousy", "moron", "sonuvabitch" abondent par dizaines sur chaque page. Bref, un langage oral qu'il est facile de ne pas prendre pour de la littérature.
Le scandale se trouve aussi dans ce qui est raconté. Décidant de ne rien cacher de la vie d'un ado, Salinger se fait cru quand la réalité l'exige. Désirs sexuels, penchants pédophiles d'un professeur, suicide d'un camarade harcelé, on est loin de la propreté bien nette de la littérature adolescente.
Mais scandale, avant tout, par le propos. The Catcher in the rye raconte la fugue d'Holden Caulfield, exclu de son lycée et qui ne veut pas rentrer chez ses parents pour leur annoncer la mauvaise nouvelle. Et, pour une fois, nous voici face à un portrait sublime et réaliste de l'adolescence américaine. en ce début d'année 50. Pas un ado de cité (comme on dirait de nos jours). Non, même pas : Holden Caulfield a tout du gosse privilégié, le WASP new-yorkais dans toute sa splendeur, cultivé, croyant, venant d'une famille aisée, mais qui se trouve confronté aux problèmes de tout adolescent : ce passage compliqué de l'enfance à l'âge adulte, cette incompatibilité avec un monde qui ne paraît pas fait pour lui, un monde de vieux qu'il trouve "gerbant".
Holden, c'est l'adolescence incandescente. Un mélange d'intransigeance, d'hyper-sensibilité, de colère, de rejet d'un monde qu'il ne trouve pas fait pour lui, et de cette quête de quelque chose d'autre qu'il ne pourrait même pas définir. Holden Caulfield, c'est un départ permanent. Toujours insatisfait de ce qu'il a, il cherche toujours un ailleurs. De même qu'il est exclu de chaque école où il se trouve (et peut-être cherche-t-il à s'en faire exclure), de même il s’exclut lui-même de chaque endroit, partant d'une ville à l'autre, d'un hôtel à l'autre, d'une boîte à une autre, et trouvant encore New-York trop petit pour lui, rêvant du Grand Ouest, d'un autre ailleurs inconnu où il pourra faire sa vie.
Il y a quelque chose de volontaire dans ce processus d'exclusion du monde. Pourquoi est-il exclu de Pencey ? Pour absence de travail. L'exemple même de l'expression d'une rébellion adolescente. Et quand le roman s'ouvre, Holden s'exclut lui-même. Il s'exclut du lycée où se trouve, décidant de le quitter avant terme ; il s'exclut aussi du match vedette qui se joue au moment même, préférant se trouver seul sur une colline, à regarder les choses de loin, plutôt qu'être avec les autres.
Lorsque Holden retrouve sa soeur Phoebe, celle-ci lui reproche de n'aimer rien ni personne. Accusation un peu simpliste, mais à laquelle Holden ne parvient pas à répondre.
Ce n'est pas qu'il n'aime personne, c'est que personne ne correspond à son idéal d'humanité. Comme tout ado, il ne veut pas faire de concessions. N'ayant pas peur des contradictions, il a, à la fois, peur de la solitude, ce qui l'incite à constamment appeler des connaissances, mais vagues et lointaines, et ne supporte pas les défauts de ses interlocuteurs, n'hésitant pas à leur rentrer dedans à la moindre contrariété. N'ayons pas peur de le dire, il est parfois lourd, voire très lourd, le Holden. Mais les ados sont rarement subtils, et c'est là une des subtilités de Salinger.
Dans ce bouillonnement d'hormones que constitue l'adolescence, Salinger parvient à restituer une des caractéristiques majeures de cette tranche d'âge, l'hyper-sensibilité. Celle de Caulfield est d'autant plus flagrante qu'il essaie de la cacher. Mais les pages où, au détour d'une digression, il parle de son frère mort ou de sa soeur, il se dégage une émotion d'une grande force qui transforme le roman.
Les digression d'Holden Caulfield. Ah ! ces fameuses digressions. Dans un des chapitres de fin, alors qu'il parle avec un ancien professeur, il fait l'apologie de la digression, trouvant que, finalement, les choses les plus intéressantes sont dites lorsque l'on sort du sujet. On pourrait dire que là se trouve l'art poétique de Salinger. Les propos de Caulfield sont comme sa vie : ils délirent, au sens premier. Ils sortent du sillon tracé, ils dévient. Suivant le fil de la pensée, ils passent d'un sujet à l'autre dans ce coq-à-l'âme qui caractérise si bien le mental d'un personnage qui refuse de se laisser enfermer, mais si c'est dans un sujet de discussion. De fait, même s'il y a beaucoup de bla-bla qui peut paraître sans intérêt, rien n'est inutile, rien n'est au hasard dans ce livre.
C'est bien à cela que l'on reconnaît un grand auteur. Comme beaucoup, je crois, je n'ai rien lu d'autre de Salinger. Mais ce livre seul suffit à en faire un grand auteur. Sa construction avec des épisodes symboliques, son parcours à travers New York ressemblant à une épopée, sa maîtrise discrète du propos derrière de trompeuses apparences bordéliques, tout montre un roman très travaillé. Un grand livre.