C’est une certitude, le thème de l’amour – passionné, dangereux, fou, déraisonné – occupe une place prépondérante dans les écrits de Mishima ; qui ne cesse d’exalter ses vertues en faisant preuve d’un certain anticonformisme devenu, au fil du temps, sa marque de fabrique et qui détonne en comparaison des autres auteurs japonais de la même époque. Cette volonté de briser à la fois les conventions et tabous trouve sans doute son origine dans l’homosexualité même de l’écrivain – largement évoquée, ou du moins sous-entendu, dans ses œuvres et qui constitue la thématique centrale de son premier grand récit : Confession d’un masque.


En 1963 est publié L’Ecole de la Chair. L’auteur est alors au sommet de sa gloire et loupera même de peu, quelques années après, le prestigieux prix Nobel de littérature – attribué à son ami et mentor : Yasunari Kawabata. À l’instar du Tumulte des flots, publié neuf ans auparavant et qui narrait de façon assez simple l’histoire d’une liaison amoureuse pourtant complexe entre le personnage principal – jeune pêcheur pauvre – et une demoiselle issue d’une bonne famille, Mishima base à nouveau son intrigue sur cette problématique délicate qu’est l’amour impossible entre personnes de catégories sociales opposées en la présentant, néanmoins, dans un contexte et dans un cadre différent. La petite communauté villageoise insulaire vivant en harmonie avec la nature laisse en effet place au monde de la grande ville des années 60 qui, outre les gens lambdas appartenant à la classe moyenne, est constitué à la fois de la haute société japonaise (les héritiers d’une certaine noblesse) et des plus pauvres, ceux vivants dans les « bas-fonds ». Surtout, la situation et les rôles changent : Taéko Asano, riche héritière divorcée âgée de quarante ans et propriétaire d'une boutique de vêtements à la clientèle branchée, s’amourache d’un jeune étudiant au passé trouble et de condition modeste travaillant en tant que barman dans un bistrot gay pour financer ses études.


Désireuse de le sortir de son milieu d’origine, celle-ci décide de le placer sous sa protection en l’entretenant d’une certaine façon ; elle lui paye ses dettes par exemple. De là se développe une aventure sentimentale atypique, bien que sans engagement, entre les deux qui ne sera pas un long fleuve tranquille : quel avenir cette relation non conventionnelle peut-elle avoir dans une époque certes, en proie à de nombreuses mutations sociales que l’on pourrait qualifier de « progressistes » (mot fourre-tout et anachronique au regard de la période concernée, j’en conviens), mais qui reste malgré tout fondamentalement traditionnaliste ? Telle est la principale thématique de l’œuvre qui se plaît à opposer deux protagonistes issus à la fois d’un monde vieillissant à la dérive et d’un monde en pleine émergence ; qui commence tout juste à trouver ses repères.


En dépit d’un début assez cliché et convenu laissant présager un roman à l’eau de rose classique pour le lecteur d’aujourd’hui (l’aspect subversif du récit étant fortement limité / rendu obsolète par les avancées sociétales propres à notre temps), l’écrivain tire à nouveau son épingle du jeu par son style flamboyant et sa capacité à présenter des personnages complexes (peut-être un peu trop ?) dépourvus de tout manichéisme. Lui seul pouvait, par sa subtilité et son lyrisme, proposer un portrait aussi beau et intimiste de femme émancipée et maîtresse de son destin ; insensible aux regards des autres et voulant à tout prix briser les codes rigides de cette société étouffante où l’honneur et les convenances priment sur tout, et où elle peine à trouver sa place. Quant à Senkitchi, le jeune barman à l’aspect séduisant, il pourrait être considéré comme une sorte d’alter ego de Mishima ; avec qui il partage de nombreux traits physiques communs (culte de la force, de la virilité et de la nudité) et, surtout, une personnalité semblable caractérisée avant tout par une forte ambition et une volonté maladive de réussir ; quitte à « se vendre » à autrui. On imagine sans problème que ces deux forts caractères ne vont pas se contenter de s’aimer de la façon la plus simple qu’il soit. Fort de son talent de conteur du désespoir et de la folie l’auteur évoque, avec toute la neutralité qui le distingue, les côtés explosifs et malsains de cette relation amoureuse ; marquée par une volonté mutuelle de dominer et manipuler l’autre. En outre, son sens du détail transparaît de nouveau par le biais de multiples descriptions relatives à certains aspects inhérents à cette époque peu évoqués chez ses confrères ; tels que le milieu des homosexuels et des travestis ou, dans un tout autre registre, la mode en vigueur chez les femmes. Des éléments qui peuvent paraîtres absurdes mais qui sont nécessaires pour saisir au mieux le cadre de l'histoire et la portée des changements qui s'opèrent au sein de cette société.


Bien plus recommandable que son adaptation sur grand écran qui montre encore une fois le talent que peut avoir l’industrie cinématographique pour réaliser un film médiocre à partir d’un livre de qualité, ce récit est un incontournable pour quiconque apprécie la prose et la complexité des écrits de Mishima. Pour les autres, la lecture du Tumulte des Flots peut, par sa simplicité et sa beauté, constituer une excellente porte d’entrée dans l’œuvre de l’auteur.


Une femme qui attend. Être devenue une femme qui attend, et rien de plus… Ce jeune blanc-bec avait un tel pouvoir que, même de loin, il réussissait à faire de Taéko ce que pour rien au monde elle n’aurait souhaité devenir.


Xnophon
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le 8 oct. 2022

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Xénophon

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