L’école de quoi ?
Lorsque je me suis procuré L’École de Topeka après avoir lu un papier très élogieux dans Lire Le Magazine Littéraire, je ne me souvenais absolument pas que j’avais déjà lu un livre de Ben...
le 23 sept. 2022
⚠️ Une maintenance est prévue ce Mercredi 4 décembre de 9h00 à 13h. Le site sera inacessible pendant cette période.
Chronique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=Cy9G1VxD7pQ
Tout d’abord, je dois dire que c’est compliqué pour moi de parler de ce roman. Il y a des œuvres, comme celle-ci, où l’on est totalement dans la réception, dans le plaisir esthétique, ce qui fait qu’on est moins dans l’analyse. Et par ailleurs, c’est compliqué aussi parce que je pense que ce serait peut-être une erreur d’essayer de l’expliquer — de dénouer tous les fils — ce roman n’est pas une énigme à résoudre, c’est bien plus que ça. Bref, il va falloir partir du principe que plus le livre est bon, moins bien je vais en parler. Un roman qui m’avait fait cette impression un peu de gueule de bois béate, gorgée de gratitude, c’était La plus secrète mémoire des hommes, donc attention, grand livre !
De quoi ça parle ? On va y suivre le destin croisé de quatre personnes : Adam, qu’on pourrait qualifier de personnage principal puisqu’il sert de jonction entre tous les autres, un jeune homme en lice pour un championnat de débat, ses parents, Jane, autrice féministe à succès et Jonathan, les deux étant aussi psychologues et Darren, un camarade qui souffre de handicap. Une traversée de l’Amérique des années 50, puisqu’on retourne jusque dans l’enfance et l’adolescence des parents à de celle de Trump, qui permet donc en même temps de parcourir son évolution et ses obessions.
Mon avis
C’est un très bon livre, qui n’est pas loin, assez souvent du Flux de conscience déjà discuté dans Mrs Dalloway, Ulysse ou Le bruit et la fureur. D’ailleurs, ce dernier exemple me semble être une source d’inspiration non négligeable, tant dans les thématiques brossées que dans la manière dont elles sont appréhendées.
Tout d’abord, le personnage de Darren, ressemble énormément à celui de Benjamin/Maury dans le livre de Faulkner : deux handicapés, dépersonnalisés, des êtres de sensations plus que de pensées, ce qui permet à Lerner d’expérimenter sa plume, de passer de la matière à l’abstraction, du dehors au-dedans et inversement. C’est lors de ces passages qu’on est dans ce que la pensée peut avoir de plus animal, de plus réactif et pulsionnel — que contrairement aux autres personnages, je pense surtout aux parents — où l’on rationnalise, et où l’on tente de trouver du sens, des explications de l’individu, là, on est dans l’explosion, la dislocation de l’individu. Comme dans le Bruit, les passages de Darren, et dans une moindre mesure d’Adam, ce sont actions, des pensées qui s’enchainent, des changements de temporalité, comme si on était aussi confus que ces deux personnages. Ce qui m’a vraiment mis sur cette route, c’est que Darren, tout comme Benjamin, se raccroche à ses sens, et surtout, à l’odorat — les parties sur Darren évoquent le chèvrefeuille, l’herbe coupée, deux odeurs qu’on retrouve, me semble-t-il, dans la description de Caddy.
On peut aussi comparer ces deux œuvres dans le sens ou l’inceste est fondateur dans cette famille, comme il l’était dans celle du Bruit et de la fureur — inceste commis ou non, c’est et cela reste une marche branlante, une zone d’ombre, une manière d’incarner une Amérique troublée — précisons par exemple que Topeka est l'une des villes des États libres fondées par les hommes de l'est contre l'esclavagisme, cependant, seulement après une décennie de combats sanglants entre pro- et anti-esclavagistes, ou que la ségrégation raciale n'était pas appliquée … sauf dans les écoles. L’inceste, c’est un peu le fantôme de la famille, tu et refoulé pendant des années par Jane, la mère d’Adam, et ce n’est pas anodin qu’il éclate au moment de la construction d’Adam en tant qu’homme.
« Ils sont là pour évaluer mon fils (pas un homme, évidemment, mais un garçon, un éternel garçon, Peter Pan, un homme-enfant, vu que l’Amérique est une adolescence sans fin).
C’est le sujet du livre. Devenir homme, dans le sens viril, grandir dans l’ombre d’une femme brillante, ce qui aurait pu être vécu comme une émasculation. Devenir homme, c’est passer par plein de petits rites de passages, on pense à l’herbe frottée contre les mains à l’enfance, aux jeux d’alcool de l’adolescence — mais cela peut aussi passer par la face sombre de la masculinité, larvée en chacun d’eux. Plaisir de domination pour Adam, infidélité pour Jonathan, pour Darren, la violence faite à une femme. (ça monte crescendo, mais ça peut s’arrêter, sauf la balle de billard envoyée, comme une manière d’illustrer que la violence ne permet pas de retour en arrière — un enfoncement du personnage de Darren dans cette sobre virilité, lui que l’on retrouve à la fin du livre avec une casquette rouge Make America great again !). Pour Adam, devenir homme, c’est s’affranchir de l’héritage masculin, de ces voix d’hommes qu’il entend enfant au passage de sa mère, « le visage collectif », et que s’affranchir totalement, c’est quasiment impossible (comme cette dernière scène où il souhaite qu’un père de famille, au parc, surveille le comportement tyrannique de son enfant, et que perdant son sang-froid, il lui fait tomber son portable des mains — violence primale et en latence, attendant toujours de ressurgir). « La voix continua en Adam, puis s’effaça, mais il savait qu’elle était quelque part en lui, depuis longtemps et pour longtemps. Comment se débarrasse-t-on d’une voix, comment l’empêche-t-on de faire partie de la sienne ? »
Devenir homme pour Adam, cela passe aussi par le prisme du langage. En effet, comme je l’ai déjà dit, il participe à des concours de débat, et il apprend à dominer son concurrent avec la technique de l’étalement — qui consiste à dire le plus de choses en très peu de temps, une sorte d’empilement des données, difficile à traiter par un cerveau humain. A parler comme un politicien. « un gamin qui imite le langage de la politique et des politiciens, le langage des hommes ». Et grandir, devenir un homme pour lui, passera par la prise de distance avec son modèle dans ce domaine (ou en tout cas, aux yeux de sa mère, car chaque vérité dans ce roman est parcellaire parce que subjective). Retrouver un langage vrai ; dépouillé de toute technique d’ensevelissement de l’autre.
C’est un livre que je vous recommande, il est très subtil, pas forcément simple à appréhender, surtout au début, quand j’ai lu le résumé, je ne m’attendais pas vraiment à ça. Mais je suis très contente de l’avoir lu, j’ai passé un très bon moment.
Créée
le 26 oct. 2022
Critique lue 53 fois
D'autres avis sur L'École de Topeka
Lorsque je me suis procuré L’École de Topeka après avoir lu un papier très élogieux dans Lire Le Magazine Littéraire, je ne me souvenais absolument pas que j’avais déjà lu un livre de Ben...
le 23 sept. 2022
Du même critique
Chronique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=5nnqCgH1W5MC’est un livre qui me fait comprendre pourquoi certains se plaignent que le roman est mort. Ou que l’autofiction, c’est juste une séance...
le 15 sept. 2022
21 j'aime
3
Chronique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=3LNz1R2cPOIPrécisons que Michael Mcdowell est scénariste, raison pour laquelle Télérama et consorts vendent son livre comme un trésor d'efficacité...
le 30 juil. 2022
19 j'aime
Si un roman doit être lu en ce début d’année, c’est bien celui-ci. De quoi parle Ton absence n’est que ténèbres ? Comme tous les grands livres, difficile de le résumer en quelques phrases. On...
le 5 févr. 2022
13 j'aime