https://www.youtube.com/watch?v=zNDI80UAdSs
Molière m'ennuie un peu dans les livres... quoiqu'au théâtre ses pièces sont géniales, si la troupe lui fait honneur. Mauvais sur les planches, pour avoir essayé d'arrache-pied quoique pas longtemps, je sais que je me débrouille un peu mieux sur la page blanche, d'où peut-être que je préfère rire sur mon siège rouge, face au sublime du jeu qui me dépasse, et m'ennuyer devant le texte s'il se fait dégringolade d'alexandrins.
Mais voilà encore une fois que je parle de moi… reprenons, avec un alexandrin++, pour rompre le sort :
J'ai des pensées que je désirerais que vous sussiez
Avouez qu'après un tel ver, votre vie sera chamboulée :
– D'abord, c'est une phrase d'accroche ravageuse pour draguouiller dans les bars, ou pour faire marrer le copain... dorénavant, fort de cette phrase retenue, vous serez peut-être un peu plus lourd, peut-être un peu plus sociable, tout dépend de votre tact, mais le fait est que cette phrase déjà vous a changé.
– Ensuite, cette phrase, en ce qu'elle vous rappelle comme le subjonctif peut être hilarant, vous intime à méditer sur la langue française, et à en reconsidérer certains aspects que dans la course folle du monde vous aviez malgré vous un peu négligés.
C'est le pouvoir performatif du langage. Le langage transforme le réel à travers votre joli cerveau, de manière paroxystique lorsque c'est le juge qui parle, qui énonce la fameuse sentence. Un seul mot, coupable, et le statut d'un homme change... si c'est pas magique !
Et les plus innocents sont les plus sensibles à ce pouvoir, écoutez donc ce qu'Arnolphe dit d'Agnès :
La vérité passe encore mon récit.
Dans ses simplicités à tout coup je l'admire,
Et parfois elle en dit dont je pâme de rire.
L'autre jour (pourrait-on se le persuader ?),
Elle était fort en peine, et me vint demander,
Avec une innocence à nulle autre pareille,
Si les enfants qu'on fait se faisaient par l'oreille.
Faire des enfants par l'oreille ? Le pouvoir du langage s'étendrait-il même jusqu'à celui de la maternité ? Et dans ce cas, cela s'arrête-t-il à la fécondation, ou peut-on aussi carrément accoucher de l'oreille ?
Voilà des questionnements qui semblent bien farfelus mais pas tant, puisqu'à travers le monde différentes cultures se sont déjà suggéré l'idée, à se demander si éventuellement il faudrait que vous la sussiez, et qu'elle porte même un nom dans la religion chrétienne : la conception auriculaire
(oui comme l'auriculaire, le petit doigt, qui porte ce nom puisque justement on s'en sert pour se grattouiller le lobe, voire davantage).
Les méthodes alternatives de conception fleurissent dans les mythologies de tout genres
(Je tiens les références à venir d'un document passionnant :
http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/28/NAISS/03_Annon.pdf).
Le père d'Alexandre le Grand déjà (selon Plutarque dans Vie d'Alexandre) fut devancé par Zeus dans son devoir conjugal, de manière tout à fait peu fair-play : avant la nuit où les époux furent enfermés dans la chambre, la fiancée eut l'impression que, par un coup de tonnerre, la foudre lui tomba sur le ventre.
Bouddha lui, choisit lui-même ses parents, alors qu'il était en Dieu au ciel des Tusita. La conception aurait été immaculée, le boddhisattva pénétrant dans le flanc droit de sa mère sous la forme d'un éléphant ou d'un enfant de six mois. […] Sa naissance a lieu dans un jardin : la mère s'accroche à un arbre, et l'enfant sort par son flanc droit.
On se rapproche du flanc, donc de l'oreille. En Afrique maintenant, avec les Dogons et les Bambaras d'abord, du Mali, qui (d'après le Dictionnaire des symboles de J. Chevalier et A. Gheerbrant) voient dans les oreilles un double symbole sexuel. Et selon un mythe Fon du Dahomey la divinité créatrice Mawu, après avoir créé la femme, aurait tout d'abord placé ses organises sexuels à la place des oreilles.
Mais la notion du verbe créateur qui nous sera peut-être, à nous occidentaux, la plus parlante, et d'ailleurs celle à laquelle probablement Molière fait référence lorsqu'il parle d'enfants que l'on se fait par l'oreille, est bien celle de la religion chrétienne, et notamment celle qui a pu être parfois attribuée à Marie pour étayer la conception de Jésus.
On peut donner à cette notion deux vocations : d'abord de donner une explication à l'Immaculée Conception, et à la virginité intacte de l'intéressée, et ensuite bien entendu la vocation symbolique de témoigner du pouvoir performatif, fécond et créateur, du Verbe.
Quelques citations pour en témoigner :
« La sainte Vierge prêta son ventre, le Verbe y fit irruption par l'oreille » Saint Proclus de Constantinople,
« Oreilles, […] par lesquelles le verbe est entré pour se faire chair » Saint Jean Damascène, Proclus enchaîne sur une naissance auriculaire « il est sorti de la matrice comme il était entré, par l'oreille », Damascène n'est pas d'accord sur ce point.
Au cours du quatrième siècle, saint Éphrem :
Marie de Nazareth conçut le Seigneur par l'oreille,
c'est-à-dire que la Parole de Dieu entra par l'oreille
de Marie pour être par elle conçue.
Et bien sûr la phrase de la Bible qui ouvre ou ferme, je me souviens pas bien, Le Sacrifice de Tarkovski,
Au commencement fut le Verbe,...
Une chose est sûre, Agnès dans sa probité ne croyait pas si bien dire.