L'Écorchée vive par Lucas Vuilleumier
Claire Legendre, l'auteur du sulfureux roman Viande, paru alors qu'elle avait 20 ans, chez Grasset, publie, dix ans plus tard, L'écorchée vive, roman aux accents plutôt actuels et à la portée universelle.
Barbara naît défigurée. Alors que les jeunes filles se trouvent trop grosses, ou pas assez jolies, Barbara, elle, a l'apparence d'un monstre. Sa vue choque les passants dans la rue et ses petits camarades se mettent à pleurer lorsqu'elle paraît dans la classe. Barbara et sa mère vont d'indignations en afflictions. Partout, on refuse la fillette qui, petit à petit, comprend l'ampleur de sa différence et à quel point celle-ci peut terrifier ceux qui l'entourent. Barbara n'a pas à proprement parler de handicap, et il faut faire des pieds et des mains pour qu'on accepte qu'elle prenne part aux cours de sport pour enfants handicapés. Mais, même au sein de ce groupe dont on pensait qu'il serait peut-être plus clément vis-à-vis d'elle, Barbara subit des moqueries, des humiliations ; il faut sans cesse habituer les autres à sa face meurtrie.
Malgré les crises de la petite fille, malgré l'enfer qu'elle doit vivre chaque jour, les médecins déconseillent à la mère de Barbara de parler à son enfant de l'éventuelle opération de chirurgie reconstructrice qu'elle pourrait subir à ses dix-huit ans. Les chances sont trop faibles pour risquer de lui donner un faux espoir.
Un jour, cependant, alors que Barbara semble être au faîte de son mal-être, sa mère, n'y tenant plus, lui fait parle de la possibilité d'une opération.
S'immisce alors, une fois la majorité de Barbara acquise, un des thèmes fondateurs du roman de Claire Legendre. Par l'attente perverse de la mort d'une jeune fille compatible, l'héroïne laisse entrevoir au lecteur la part de monstre qui, en plus de celle qui recouvre son visage, demeurait au fond d'elle. L'observation d'une telle cruauté s'applique bien évidemment à tout être humain ; Barbara n'a jamais renvoyé que le reflet de leur laideur à ceux qui s'étaient moqués d'elle.
L'ayant parfaitement compris, elle pousse l'expérience jusqu'à faire un atout de cette connaissance de la hideur humaine. Se passionnant pour l'art, elle commence ce qui sera sa grande œuvre, le Cahier des défauts, dans lequel elle s'emploie à révéler, par le dessin, les imperfections de ses modèles.
Mais le livre de Claire Legendre n'est pas le récit linéaire de la vie de Barbara. L'auteur met en parallèle les souvenirs parfois douloureux mais également joyeux et victorieux de l'enfance de son personnage avec sa vie d'adulte, une fois que les médecins ont miraculeusement greffé à Barbara un visage regardable. Ayant décroché un petit job d'infographiste dans une entreprise, elle fait la connaissance de François, ingénieur dans la même entreprise, courtisé par toutes ses collègues, et dont le choix se portera sur la jolie Barbara aux cicatrices presque invisibles, charmante jeune femme derrière son petit bureau.
Ils vivent ensemble, le quotidien semble paisible, heureux. Même si Barbara s'est toujours gardée de lui parler de son enfance, de son ancienne apparence, et bien qu'elle lui cache le véritable motif de ses retours réguliers à Paris, lors desquels elle passe des contrôles de routine auprès de ses médecins, la vie est tranquille et douce pour le jeune couple. Jusqu'à ce que Barbara reçoive, par la poste, une petite enveloppe contenant une photo de son enfance, sur laquelle son visage a été découpé. Qui donc peut vouloir du mal à Barbara ? Ses soupçons n'épargnent personne : son entourage, les enfants côtoyés au fil de sa scolarité ; elle cherche qui peut bien vouloir faire resurgir la souffrance de son enfance volée.
Mais ce passé resurgit-il vraiment ? Barbara n'a-t-elle pas toujours eu tendance à se remémorer sa première peau ? Claire Legendre, avec une habileté remarquable, montre, par sauts successifs du présent au passé, combien il est difficile, pour une personne greffée du visage, d'abandonner son aspect ultérieur. Malgré les tourments qu'une telle laideur lui causait, Barbara semble avoir du mal à accomplir sa métamorphose psychique. Car, si l'apparence change, l'esprit, lui, façonné par les écueils et les douleurs de la jeunesse, n'est pas aussi modifiable que les tissus d'un visage.
Et l'on verra, grâce à ce roman servi par une écriture originale et déjà sacrément maîtrisée, comment une telle transformation, du corps à l'âme, peut entraîner bien des troubles.