Si la philosophie est un aiguillon qui nous provoque à penser, Derrida a ici dégainé un des plus beaux stylets pour faire sursauter Jean-Pierre Richard et le structuralisme, Foucault et sa magistrale histoire de la folie, Levinas et la métaphysique occidentale (rien de moins), mais aussi Husserl, Freud, Bataille, Hegel, Levi-Strauss, et plus doucement avec Artaud, Jabès, Blanchot...
Et quel stylet ! Quelle admirable écriture sur l'écriture et les pouvoirs de l'esprit à ne pouvoir se saisir sans différer sans cesse le sens.
Je ne comprends pas que l'on ne m'ait pas recommandé plus tôt un tel ensemble décoiffant de critiques rassemblées dans ce recueil.
Il faut vaincre sa peur du vertige et apprendre à se perdre dans ces périodes interminables, marquées par les incidentes et les parenthèses, ces chemins de traverses, détours et délais qui sont aussi le mouvement même de la méthode d'analyse de la « déconstruction ».
J'ai trouvé chez Derrida le même risque que chez le Blanchot critique et théoricien dans le choix d'une analyse de l'écriture par une écriture qui est elle-même un moyen non neutre, totalement parti prenante de la méthode.
Ainsi comme pour Blanchot, Derrida, ânonné avec fascination, peut vite faire caricature : obscur, byzantin, gourou, etc. alors que la pensée en jeu, quand on se donne la peine de la lire et de la relire, est toujours claire, précise, et d'une grande profondeur de champ.
C'est un risque, donc, mais si l'on accepte ce risque, quel plaisir féroce cependant mêlé d'une incroyable douceur, car en même temps que Derrida conduit la pensée des auteurs à leurs limites, il les accompagne plus loin qu'elles n'auraient pu aller sans cette discrète analyse critique, et l'on sent toujours une paradoxale amitié pour ces penseurs.
« L'écriture ou la vie ? » demande le bourgeois voyou. L'écriture et la vie, répondent les poètes. Pas exactement, note Derrida, l'écriture et la différence.
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