Je me doutais que cette lecture serait un long périple, c’est d’ailleurs pour cette raison que j’en ai pendant de longs mois différé l’entreprise. Mais alors que j’avais imaginé une sorte de croisière, quelque peu mouvementée il est vrai, à travers les fjords de la poésie païenne à la beauté sauvage, je me suis retrouvée embarquée dans une aventure bien plus complexe, à la croisée de multiples chemins, mêlant mythologie et influences chrétiennes, destinée aveugle et accomplissement de soi, amour presque courtois et brutalité la plus extrême, héroïsme farouche et duplicité, noblesse des sentiments et grivoiserie. Et même si je me suis parfois demandé quelle idée j’avais eue de m’embarquer sur ce drakkar, je suis ressortie de ce voyage infiniment plus riche de tout ce que j’y ai appris et des émotions que j’ai pu ressentir au fil des pages.
Autant vous prévenir, la présentation des textes de l’Edda réalisée ici par Régis Boyer n’est pas facile d’accès, surtout si on n’est pas accoutumé aux publications universitaires dans lesquelles les notes de bas de page indispensables à la compréhension prennent parfois le pas sur le texte lui-même. Qui plus est, l’auteur mêle aux textes originaux de l’Edda poétique des fragments de l’Edda de Snorri ou des légendaires sagas, ce qui fait qu’on s’y perd un peu parfois. Mieux vaut donc laisser ses œillères de côté pour accepter de s’immerger dans ce maelstrom de mythes et de légendes en adoptant le point de vue kaléidoscopique proposé par l’auteur.
L’Edda poétique est un ensemble de textes rédigés en vieux norrois et repris pour la plupart dans un manuscrit de la fin du XIIIe siècle, le Codex Regius, conservé à Reykjavik. Ces poèmes mythologiques et héroïco-épiques sont considérés comme un des textes fondateurs de la spiritualité nordique. S’il est impossible de pouvoir dater chacun d’eux, on estime qu’ils ont été composés entre le VIIIe et le XIIIe siècle. Il est tout aussi illusoire de chercher à établir une liste des auteurs de ces textes : tout au plus peut-on affirmer que la plupart sont d’origine norvégienne, islandaise ou danoise.
Je ne me sens ni l’envie ni la volonté de rédiger un compte rendu de l’ouvrage, car pour arriver à quelque chose de fidèle et d’exhaustif il me faudrait carrément le relire ! Je préfère mille fois tenter de vous convaincre de vous lancer vous-mêmes dans cette aventure grandiose et prenante, aussi exigeante soit-elle.
Alors, amis lecteurs, pourquoi devriez-vous lire l’Edda poétique ?
Tout d’abord, pour sa poésie, justement ! Parce que ces vikings de l’an mil n’écrivaient pas comme des manches ! Scaldes ou pas (pitié, ne me demandez pas de vous expliquer les différences entre poésie eddique et scaldique), ils maîtrisent parfaitement leur art : règles de versification très élaborées, importance de l’allitération, recours omniprésent aux images, une de leurs spécialités consistant en périphrases métaphoriques ou kenningar qui fourmillent dans la plupart des poèmes : un bateau est "le cheval de la mer", le sang "la mer des blessures", la tête "le char de la raison". Les dieux sont évidemment particulièrement mis à l’honneur, Odin, par exemple étant tour à tour "le danger du tilleul", "l’amour de Frigg", "le père de la victoire" et j’en passe. J’avoue qu’un de mes grands plaisirs a été d’être capable au cours de ma lecture d’en déchiffrer quelques-uns.
Pour la grande diversité de ton de ces poèmes, ensuite. Souvent épiques comme on s’en doute, notamment lorsqu’il est question des combats de braves auxquels se livrent héros et dieux jusqu’au Ragnarök final auquel succèdera la renaissance du monde. Tragiques également, car l’accomplissement librement consenti de son destin ne va pas sans douleur : aux amours contrariées succèdent meurtres atroces et sombres vengeances qui valent bien les crimes d’Atrée ou de Médée. Mais d’autres poèmes se révèlent didactiques, humoristiques voire carrément grivois, notamment lorsque s’y exprime l’inénarrable Loki, le mouton noir des divinités d’Ásgarðr. Un des sommets du genre est pour moi le Dit de Völsi qui apparait dans cet ouvrage bien qu’il ne s’agisse pas d’un texte de l’Edda. Sans trop dénuder (!) le sujet, disons que Völsi est une bien curieuse relique, symbole de rites et de croyances dont la chrétienté aura bien du mal à se débarrasser.
Par ailleurs, ces poèmes nous plongent au cœur de la rude société viking et nous permettent d’en comprendre l’organisation. On y trouve aussi bien des conseils pratiques sur la manière dont se comporter lors des interminables beuveries qui ponctuaient la vie de la noblesse et notamment sur les règles de l’hospitalité. On y découvre une morale aristocratique empreinte de générosité, de courage, de fraternité. Gare aux traîtres ou à ceux attentent à l’honneur d’autrui : tout se paie sur cette terre, parfois par des compensations financières mais l’affront se lave le plus souvent dans le sang. Les dieux eux-mêmes n’échappent pas à la règle puisque leur destruction finale est la conséquence d’un crime qu’ils ont commis jadis contre l’ordre du monde. Les poèmes sont volontiers misogynes, ce qui n’empêche pas les femmes de l’époque d’être courageuses et audacieuses. Leurs pouvoirs magiques et leurs dons de voyance sont redoutables, comme en témoigne la très célèbre Völuspá ou Dit de la voyante qui révèle à Odin le Ragnarök final.
Enfin, ces poèmes nous permettent de saisir une des spécificités majeures de l’âme scandinave : il s’agit de la conception bien particulière que se faisaient les hommes de Nord du destin auquel tous étaient soumis. Tout ce qui doit arriver est écrit d’avance par les Nornes à chaque naissance et il appartient à chacun d’œuvrer au mieux pour accomplir sa destinée, son máttr ok megin. La grandeur de l’homme n’est donc pas de combattre son destin ni de s’y soumettre par fatalisme mais, le connaissant, de chercher à l’accomplir avec le plus de bravoure possible. Ases ou Vanes, les dieux eux-mêmes sont mortels et leur noblesse est d’accepter eux aussi leur destinée. Mais si tous sont voués à disparaitre, rien ne se termine vraiment puisque chacun retourne au sacré primitif. Cette participation au sacré est fondamentale, elle est ce qui fonde l’universalité de la nature humaine chez les anciens peuples nordiques.
Au final, quelle image de la civilisation scandinave les textes eddiques nous renvoient-ils ? Correspond-elle aux représentations que nous ont léguées les récits des pillages et des invasions de l’époque des vikings, renforcées par les stéréotypes liés aux films hollywoodiens ou séries récentes ? C’est-à-dire celle de guerriers valeureux, ripailleurs et sanguinaires courant à la mort en chantant pour assurer leur renommée et leur place parmi les einherjar du Valhalla ? Certes, cette description correspond en partie au dynamisme, au goût de l’action et pour tout dire au profond amour de la vie qui caractérisait les peuples du Nord, mais elle ne rend compte que partiellement (sinon partialement) de l’extraordinaire richesse de cette civilisation où chacun est appelé à faire de son mieux pour devenir pleinement ce qu’il est et, rejoignant la part de sacré qui est en lui, à se fondre dans l’harmonie universelle. Les textes de l’Edda poétique sont loin d’avoir livré tous leurs mystères mais, comme toute œuvre artistique, ils sont les témoins à jamais vivants d’une manière de vivre dont la richesse et la complexité transcendent l’image réductrice qu’on s’en fait encore trop souvent.