La position de Jérôme Kerviel a toujours été paradoxale, ce qui a brouillé son traitement dans les médias, qui s'embarrassent rarement de nuances : il n'a jamais nié avoir tripatouillé les chiffres pour crever les plafonds de revenus, mais il s'est battu pour faire savoir qu'il n'était pas l'exception, mais la règle au sein du monde du trading. On n'en doute pas, mais Il est en même temps indéniable que son cas était d'une autre échelle que celle de ses camarades, et par conséquent sa défense peut sembler aussi une diversion, celle du mauvais élève que vous reprenez en cours et qui dit "mais il n'y a pas que moi qui parle !". Pour autant, on ne peut nier qu'il a fait office de bouc émissaire pour une finance dérégulée qui continue toujours aussi allègrement, sans apprendre de ses erreurs.
Ce livre est un autoportrait de Jérôme Kerviel, dans lequel il ne se livre pas tant qu'il tente de désamorcer un certain nombre d'allégations qui ont circulé dans la presse : qu'il aurait eu une personnalité fragile profondément troublée par la mort de son père, qu'il était converti à l'islam, qu'il se serait suicidé (!), qu'il aurait eu une addiction au jeu, qu'il aurait été un génie de l'informatique, allant jusqu'à usurper des identifiants au sein de la société, qu'il aurait des délires mégalomanes, ce qui serait visible dans ses multiples changements d'avocat....
Sur tous ces points et bien d'autres, Kerviel démythifie et démystifie, en s'efforçant de se donner l'image d'un homme normal, voire un peu terne et naïf. Il écrit dans un style neutre et pédagogique, qui s'efforce de faire comprendre quel a été son environnement de travail. L'ouvrage est un peu dur concernant Renaud van Ruymbeke, chargé de l'affaire, et décrit comme dépassé par les mécanismes financiers et porté à gober les arguments, même mauvais, de la Société Générale. De fait, quand Kerviel détaille quelques opérations de trading qui éclairent sa version de l'histoire, il faut un peu s'accrocher.
Il y a des arguments qui portent : le fait que les résultats de Kerviel, qui progressaient de manière mirobolante chaque année, devenaient ses objectifs de l'année suivante, rend en effet difficilement croyable que la banque ne savait pas ce qu'il faisait. Idem pour l'affaire Eurex : les autorités bancaires avaient demandé des éclaircissements sur des opérations de Kerviel à la Société Générale, qui a préféré temporiser.
Il est intéressant de comparer avec les mémoires récentes de Van Ruymbecke, qui se retranche derrière les arrêts du jugement pour rappeler certains points que Kerviel ne donne pas dans ce livre : le fait qu'il ait inventé un broker fictif, Matt, et qu'il ait reconnu avoir fait un faux papier à en-tête. Rappelons que Kerviel a aussi utilisé son image pour tenter de se réhabiliter, en faisant un pélerinage à pied jusqu'à Rome. Et il tient un compte twitter assez marrant.
Malgré ces zones d'ombre qui persistent, Kerviel reste un personnage intéressant, une sorte de version dark d'un lanceur d'alerte et la mauvaise conscience de la finance. Il l'a bien compris et sait utiliser son statut d'épouvantail, sans renoncer à vivre sa vie.
L'ouvrage est divisé en trois parties de trois sous-parties chacune.
La première partie, "La crise", revient sur l'éclatement de la crise. L'ouvrage s'ouvre sur Kerviel juste avant noël 2007, un peu embêté car il a un excédent de gains de deux milliards qu'il va faire passer l'année suivante. Puis la crise intervient, et on suit sa brutale mise sur la touche, et la manière dont la Société Générale continue à le cajoler tout en préparant sa perte.
La deuxième partie, "La tour", revient sur le parcours de Kerviel. Il a quelques mots sur son enfance, insiste sur le fait qu'il n'avait pas le cursus-type pour être trader mais s'est pris au jeu. Une fois passé dans la salle de trading, après avoir gravité autour, il est pris dans ce monde d'hommes jeunes obsédés par la performance. Etonnamment, sa vie à côté est très frugale : un studio dans le XVIe pour dormir, et une vie personnelle réduite à peau de chagrin car il a les chiffres en tête toute la journée.
La troisième partie, "La justice", revient sur le procès. Kerviel décrit d'abord sa garde à vue, insiste sur le fait qu'il n'a cessé de coopérer. A sa grande surprise, et malgré l'opposition de van Ruymbeke à la détention provisoire, il est placé sous mandat de dépôt à la santé, mais dans une cellule individuelle. Enfin, il souligne les nombreux problèmes qui se sont opposés au bon déroulement de l'instruction de son procès, et la difficulté à gérer son image dans les médias.
Dans un style fort sage, presque Bibliothèque Verte, L'engrenage apporte la version des faits de Jérôme Kerviel. On n'a pas envie de tout prendre pour argent comptant, mais il est bon que cet homme ait pu publier ce livre pour rééquilibrer la version de la Société Générale.