Dans l’atmosphère tumultueuse de Paris qui précède Noël, le commissaire Morvan enquête pour retrouver un tueur en série, bourreau de vieilles dames, qui a déjà assassiné vingt-sept d’entre elles dans le même quartier. Hélas Morvan piétine, sans l’ombre d’une piste, tout en sentant confusément que la solution est très proche de lui.
«Il se sentait amer et lucide, troublé et en alerte, fatigué et déterminé. En vingt ans d’une carrière exemplaire dans la police, le commissaire Morvan n’avait jamais eu l’occasion d’affronter une telle situation : l’homme qu’il recherchait lui donnait, surtout depuis les derniers mois, une sensation de proximité et même de familiarité qui par moments l’abattait de façon inexplicable et en même temps l’encourageait à continuer ses recherches.»
Cette enquête policière classique malgré l’horreur des faits, est racontée par Pigeon Garay, exilé à Paris, en voyage en Argentine après vingt ans d’absence, lors d’un dîner en compagnie de son vieil ami Tomatis et d’un troisième individu, Soldi. Pigeon, témoin de l’enquête policière à Paris, prétend détenir et dire la vérité de cette histoire, à partir de ce qu’il a lu ou entendu dans les médias.
Tous les trois sont revenus, en navigant sur le fleuve Paraná, d’une journée passée chez la veuve de l’écrivain Washington Noriega, car ils s’intéressent à un manuscrit anonyme, un imposant roman de huit cent quinze feuillets intitulé «Sous les tentes grecques». Ils veulent tous trois ardemment découvrir l’origine et l’auteur de ce manuscrit mystérieux découvert dans les papiers de Washington. Les deux protagonistes du roman, un vieux guerrier et un jeune soldat, se rencontrent et confrontent leurs expériences de la guerre sous les murs de la ville de Troie assiégée, juste avant que le cheval ne passe les murailles.
«- Le Vieux Soldat détient la vérité de l’expérience et le Jeune Soldat la vérité de la fiction. Elles ne sont jamais identiques mais, bien qu’elles soient de nature différente, parfois elles peuvent n’être pas contradictoires, dit Pigeon.»
Avec son intrigue complexe, à différents niveaux qui s’entrecroisent à la manière d’un puzzle borgésien, «L’enquête» nous montre la multiplicité des perceptions, et la fiction comme caisse de résonance des interprétations possibles de la réalité. La résolution de l’énigme policière n’est pas le cœur du livre, même si «L’enquête» contient en son sein un véritable roman policier, avec un personnage, le commissaire Morvan, digne des maîtres du genre, car Juan Jose Saer était comme Roberto Bolaño fasciné par ce genre littéraire, mais hanté lui aussi par l’exil, l’incertitude, et par les liens entre vérité, discours et fiction.
Au-delà de l’intelligence de cette construction en abîme, la magie de la phrase-fleuve de Saer opère de nouveau, qui plonge le lecteur au cœur de ce flottement des vies lié aux tiraillements affectifs obscurs et contradictoires de chaque individu.
«Levant la tête, Pigeon a pu voir, dans un ciel encore clair où les derniers vestiges violets avaient cédé au bleu généralisé, les premières étoiles. En un éclair soudain – le bruit de l’eau, plus net que pendant le trajet parce que le moteur s’était arrêté révélant la tranquillité de la nuit, avait sans doute contribué à cette soudaine clairvoyance – il a compris pourquoi, malgré sa bonne volonté et même ses efforts, depuis qu’il est arrivé de Paris après tant d’années d’absence, son pays natal ne lui a procuré aucune émotion : c’est parce qu’il est enfin devenu adulte, et être adulte signifie justement en venir à comprendre que ce n’est pas dans son pays natal qu’on est né, mais dans un lieu plus vaste, plus neutre, ni ami ni ennemi, inconnu, que personne ne saurait appeler le sien et qui n’engendre pas l’attachement mais semble étranger, un refuge qui n’est ni d’espace, ni de terre, ni même de parole, mais plutôt et pour autant que ces mots puissent encore signifier quelque chose, physique, chimique, biologique, cosmique, et dont font partie l’invisible et le visible – depuis le bout des doigts jusqu’à l’univers étoilé ou ce qu’on peut arriver à savoir de l’invisible et du visible, et que cet ensemble qui contient les frontières même de l’inconcevable n’est pas son pays mais sa prison, abandonnée et elle-même fermée de l’extérieur – l’obscurité démesurée qui vagabonde, glaciale et ignée, hors de portée non seulement des sens, mais bien aussi de l’émotion, de la nostalgie et de la pensée.»
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