Emotion et rage
Il y a l'histoire.Une histoire d'enfants enfermés dans une colonie simplement parce qu'ils ont été abandonnés par leur famille et que la République Française ne veut pas qu'ils traînent par les rues...
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le 22 janv. 2024
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Retour de lecture sur “L’enragé” un roman écrit par le romancier et journaliste français du Canard Enchaîné, né à Tunis, Sorj Chalandon et publié en 2023. L’histoire de ce livre a pour décors l’île de Belle-Île-en-Mer, située dans le golfe de Gascogne, dans le sud de la Bretagne. Sur cette île se trouvait dans les années 30 une colonie pénitentiaire pour mineurs, véritable bagne pour enfants, dans laquelle étaient enfermés jusqu’à 400 enfants de 8 à 21 ans pour avoir volé quelques poules dans un jardin, provoqué une bagarre de rue de trop, ou le plus souvent car ils étaient tout simplement abandonnés ou orphelins, et que la société ne savait pas quoi en faire. Ces enfants ont vécu l’enfer, entre travail harassant, brimades, humiliations, violences physiques et psychiques quotidiennes, avec la menace constante d’être envoyés dans un centre de détention plus dur encore. L’histoire est basée sur un fait réel qui a eu lieu le 27 Août 1934, lorsque 56 enfants de cette colonie s’évadent et que très vite une véritable chasse à l’enfant est organisée, impliquant la population locale, des touristes, des pêcheurs, des paysans, en fait par tous les « braves gens » vivant ou séjournant à ce moment sur l’île. Tous les enfants seront assez vite retrouvés, sauf un, imaginé par Chalandon, Jules Bonneau, surnommé “La teigne”, enfermé à 12 ans, dont il fera son narrateur. On le suivra pendant 10 ans sur cette île où il sera recueilli par un marin, Ronan, qui sera pour lui comme un père, et par sa femme, Sophie, une infirmière qui pratique des avortements clandestins. Cette histoire est inspirée de l’enfance très difficile de Chalandon, souvent menacé d’être envoyé dans ce bagne par un père violent. C’est ma deuxième lecture de cet auteur, et même si celle-ci n’a pas la puissance, ni le lyrisme du “quatrième mur”, cela reste un magnifique roman, très efficace et émouvant. On retrouve ici une forme percutante similaire à ce roman précédent, une écriture très fluide avec des phrases relativement courtes, des chapitres bien structurés qui respectent une chronologie précise et on bénéficie d’un gros travail de documentation qui rappelle que l’auteur est également journaliste. L’histoire est globalement violente mais on y trouve aussi de l’amour, de l’amitié et de fortes valeurs comme la solidarité et la confiance. Sorj Chalandon est un écrivain engagé qui traite souvent de la violence et de l’inacceptable. Quand il s’agit de dignité humaine, il disait lui-même à propos d’un autre de ses livres « La désobéissance est indispensable dès que la vie dépasse les limites que l’on s’est fixées. Je m’interdis d’avoir des limites dès que l’irrespect est franchi… Je combats contre tout ce qui détruit l’humain dans l’autre, ce qui lui ôte sa dignité”. Son récit est parfaitement structuré, la reconstitution historique est très détaillée et crédible et on a une peinture très réaliste de la violence et de la cruauté de la justice de l’époque envers les enfants. Chalandon aborde également la problématique des avortements qui se faisaient de manière sauvage et dénonce ainsi toute l’hypocrisie de la société de l’époque. Elle promettait d’un côté l’enfer aux enfants abandonnés et livrés à eux mêmes et d’un autre coté pouvait condamner à mort ces “Faiseuses d’anges” qui pratiquaient les avortements. On peut également noter la manière très crédible avec laquelle Chalandon a réussi à intégrer dans son récit le poète Jacques Prévert, qui était réellement sur place à l’époque et qui a écrit un célèbre poème sur cet épisode intitulé “Chasse à l’enfant”. Pour conclure, ce récit très poignant est un très bel hommage à ces enfants victimes d’un système judiciaire abominable et d’une vindicte populaire particulièrement cruelle. C’est une lecture très prenante, dont on sort, comme pour mon précédent roman de Chalandon, bouleversé.
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“Éducation correctionnelle, comme ils disent. Ils veulent nous instruire, nous ramener au bien. Pour nous inculquer le sentiment de l'honneur ils nous redressent à coups de trique et de talons boueux. Ils nous insultent, ils nous maltraitent, ils nous punissent du cachot, une pièce noire, un placard étroit, une tombe. Ils nous menacent le jour et la nuit. Ils nous malaxent, nous brisent, nous pétrissent comme de la pâte. Ils concassent les mauvaises graines. Ils nous veulent tendres et lisses comme du pain blanc. À la salle de police les chenapans, les nuisibles, les voyous. À la taloche les dégénérés, les vicieux, les incorrigibles. Au mitard les infâmes. Briser les tout-petits, étrangler les plus grands, les rêves des uns, la colère des autres. Transformer ces gibiers de potence en futurs soldats, puis en hommes, puis en plus rien. Des spectres qui erreront dans la vie comme dans les couloirs d'un bagne, serviles, honteux. Qui iront à l'usine les épaules basses, comme à confesse. Qui jamais ne se révolteront. Qui s'étourdiront au bal du samedi, à la rencontre d'un jupon. Et qui l'épouseront sous le coup du vin, l'urgence d'un ventre plein. Vie en lambeaux, sans grâce, sans lumière. Puis qui mourront, un matin pour rien, avec le masque gris d'un enfant de Belle-Île.”
Créée
le 27 août 2024
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