Ce volume regroupe, comme La Femme de province suivi de La Femme comme il faut (également réédité par les éditions Manucius), deux textes parus dans Les Français peints par eux-mêmes, « encyclopédie morale » publiée entre 1838 et 1842 par l’éditeur Léon Curmer (1). Cette fois, deux métiers, celui d’épicier et celui de notaire, sont évoqués.

Et là encore, un lecteur qui consulterait ces deux articles pour y trouver quelque chose comme du savoir s’expose à une déconvenue. Dans le ton, sinon dans l’esprit et dans la richesse, on est plus proche du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert que d’un quelconque travail véritablement encyclopédique.

C’est particulièrement vrai pour « L’Épicier » : « Sa politique se réduit à ceci : “Môsieu, il paraît que les ministres ne savent pas ce qu’ils font ! On a beau les changer, c’est toujours la même chose. Il n’y avait que sous l’Empereur où ils allaient bien. […]” » (p. 26), etc. L’accent y est sarcastique, et avec l’épicier c’est plus largement la figure du bourgeois que Balzac se plaît à malmener – dans la veine d’un Henry Monnier, plus tard d’un Barbey d’Aurevilly ou d’un Villiers de L’Isle-Adam. L’épicier / le bourgeois est nécessairement inculte, matérialiste, statique, en un mot bête. « L’épicier, dont l’omnipotence ne date que d’un siècle, est une des plus belles expressions de la société moderne. N’est-il donc pas un être aussi sublime de résignation que remarquable par son utilité ; une source constante de douceur, de lumière, de denrées bienfaisantes ? » (p. 9) : est-il seulement capable de saisir les doubles sens et l’ironie d’un tel passage ?


« Le Notaire », plus riche littérairement, est aussi plus nettement affilié à La Comédie humaine : impossible, si on a lu Le Colonel Chabert, de ne pas repenser à l’étude de Derville à la lecture de cet article. Difficile aussi de ne pas établir de liens avec des propos qu’on trouve ailleurs dans l’œuvre de Balzac – sur le notaire, qui en l’occurrence « doit ignorer ce qu’il a bien compris et comprendre ce qu’on ne veut pas trop lui expliquer » (p. 36), comme observateur privilégié de la turpitude humaine. Du reste, l’organisme, et finalement l’individu tout entier, sont modelés par le milieu : « les notaires sont hébétés, par la même raison qu’un artilleur est sourd » (p. 38)

C’est qu’il y a ici un fil rouge qui intéressera quiconque se souvient que, pour Balzac, « il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques » (avant-propos de La Comédie humaine). Pour l’espèce qui nous intéresse ici, le notaire, il « offre l’étrange phénomène des trois incarnations de l’insecte ; mais au rebours : il a commencé par être brillant papillon, il finit par être une larve » (p. 35).

Balzac ne suivra pas – pas ici, pas jusqu’au bout – ce fil rouge. Il en laissera le soin à d’autres, ou s’en chargera ailleurs.


(1) Mais il n’est pas impossible, au moins pour « L’Épicier », que ces textes aient fait l’objet de publications antérieures. On les trouve du reste assez facilement sur internet ; une dizaine de minutes suffit à leur lecture, qui seraient bien mieux mises à profit qu’en regardant des vidéos de chatons sur un réseau social.

Alcofribas
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le 26 déc. 2023

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