Il n’est jamais inutile, quand une œuvre s’y prête – et c’est le cas de celle d’Alain Damasio –, d’insister sur la richesse de la littérature d’imagination, ou de quelque autre nom que l’on donne à l’ensemble fantastique / merveilleux / science-fiction / anticipation / etc. et à tous les genres et sous-genres qu’on voudra bien y inclure. C’est ce que s’attache à faire l’Étoffe dont sont tissés les vents, qui se présente comme une « proposition d’analyse » (p. 47) de la Horde du Contrevent. Autour de ladite analyse gravitent deux ensembles de textes.
Le premier est formé de quelques à-côtés du roman : un (une ?) « Exhorde » et « Le Conte du Ventemps » par Damasio lui-même, et une fan-fiction de Mélanie Fievet intitulée « Steppe Back ». Pour être honnête, ces textes-là ont renforcé chez moi deux idées que je m’étais faites à propos de la Horde : d’une part, s’il y a dans ce roman-culte quelques morceaux de bravoure, c’est surtout le volume qui le fait exister, notamment par le jeu d’échos d’un passage à l’autre ; d’autre part, si le style de Damasio, reconnaissable, semble facile à pasticher, cela ne signifie pas que le pastiche soit toujours réussi. Et la fan-fiction est typiquement le genre de sujets sur lesquels ce que je pourrais écrire aurait l’air offensant, voire cruel, alors même que l’offense et la cruauté sont absentes de mes intentions.
Le second ensemble est composé d’entretiens entre Antoine St. Epondyle, auteur de l’ouvrage et par ailleurs blogueur dont je n’avais jamais entendu parler jusque là, et divers artistes qui se sont frottés à la Horde du Contrevent comme adaptateurs : les musiciens Isis Fahmy et Benoît Renaudin, l’auteur de bande dessinée Éric Henninot et la comédienne Camille Archambeaud. Les deux premiers rentreraient dans la catégorie des doux dingues si l’expression doux dingues était encore à la mode, le troisième a l’air de comprendre ce que veut dire adaptation ambitieuse, la quatrième accumule tous les poncifs des théâtreux – là, pas d’autre mot… – contemporains : « faire passer des messages », « mix entre théâtre, danse, installation », « vie ensemble » et « penser par soi-même », « parcours », « chacun crée son propre univers » et « réponse collective », « inspiration et non adaptation », « souffle de vie », « spectacle vivant ». (Soit dit en passant, j’attends toujours d’assister à un spectacle mort.)
Ces deux ensembles liminaires ressemblent donc à certains cadeaux qu’on reçoit à Noël : on ne s’en servira pas, mais au moins ils n’encombrent pas, et celui qui nous les a offerts était plein de bonnes intentions.
On en arrive au cœur du bouquin : à la « proposition d’analyse ».
Antoine St. Epondyle s’est heurté – il est loin d’être le seul ! – à une difficulté : par quel angle attaquer ? Autant le dire tout de suite, je doute qu’il l’ait surmontée. (Ne lui en jetons pas la pierre !) Trop intellectuel pour un lecteur de roman d’aventures ? trop philosophique pour un spécialiste de littérature ? trop littéraire pour un spécialiste de philosophie ? le roman de Damasio doit avoir quelque chose de décourageant pour tout lecteur sérieux. C’est peut-être ce qui a poussé St. Epondyle à multiplier les angles d’approche, sans qu’aucun ne permette vraiment de percer la carapace (1).
Du coup, l’ouvrage se perd parfois dans des considérations bien générales : « Comme les enjeux dramatiques qui les poussent, ces personnages sont des vecteurs » (p. 49), mais n’est-ce pas le cas de tout personnage de fiction réussi ? « Le roman décrit peu, mais il est évocateur ; c’est une conception éminemment littéraire du récit, création du monde par le fait de le nommer » (p. 67), mais l’évocation de quelques néologismes (« fémur d’enceinte », « crivetz », « choon »…) qui mène l’auteur à cette analyse ne pouvait-elle pas, aussi et ensuite, déboucher sur des propos un peu plus approfondis ? Car il arrive à l’auteur d’utiliser des outils sans en utiliser ensuite le fruit – un peu comme quand tu fabriques un marteau et que tu n’as pas de clou à planter ensuite.
Il peut sembler sévère de trouver superficielles des remarques tout à fait justes, d’autant que l’Étoffe dont sont tissés les vents n’a strictement rien d’un livre paresseux de critique universitaire désireux de soigner ses droits d’auteur en produisant quelques volumes sur un livre ou film à succès qui tranche avec ses objets d’étude habituels : ici, l’auteur n’a pas ménagé sa peine. Mais je le répète, cette superficialité vient peut-être aussi du caractère et de la richesse parfois déconcertants de la Horde du Contrevent.
Et au moins l’ouvrage est sérieux : que ce soit dans les domaines où je ne suis qu’un apprenti (la philosophie de Deleuze…) ou dans l’approche littéraire, que je maîtrise un peu mieux, je n’ai pas relevé d’erreurs majeures. Par contre, comme le sérieux n’empêche pas l’enthousiasme, le livre de St. Epondyle peut inciter à se replonger dans celui de Damasio.
(1) Certaines remarques sont proposées par Damasio lui-même : extraits d’entretiens ou correspondance avec l’auteur. Dommage qu’elles ne soient pas mises en perspective, discutées ou même seulement commentées.