"L'écriture au féminin" - Lecture concours, 1e version avant étude

Ca y est. CA Y EST ! Non seulement je suis venue à bout de ma dernière lecture concours de français, mais en plus je suis venue à bout, en moins de deux semaines (exploit personnel), de la plus difficile et longue oeuvre au programme : L'Heptaméron. Avec ses 550 pages environ, composées de 72 nouvelles (sur une idée de base de 100 nouvelles, à raison d'une division en 10 journées avec 10 conteurs - oeuvre (mal)heureusement inachevée, probablement du fait de la mort de Marguerite de Navarre), sans compter l'appareil critique et tout le blabla (total du nombre de pages : 753), c'est un joli petit pavé que nous a pondu là la reine Marguerite, soeur aînée de François Ier, une pointure de la littérature du XVIe tristement oubliée aujourd'hui.

Une reine donc, et pas n'importe laquelle puisque soeur du roi de France, esthète de la Renaissance, mais aussi un écrivain. Et encore plus que ça : auteur des premiers portraits psychologiques de l'histoire littéraire. Ewi ewi, je sais, ça vous en bouche un coin. L'Heptaméron, son oeuvre phare mais pas la seule, est donc de manière générale, UNE oeuvre phare qui introduit des éléments inédits en littérature. Mais comme je ne suis pas là pour vous faire une leçon de français, passons aux choses sérieuses :

Au début, je me disais : "Non vraiment, 72 nouvelles, impossible, je vais me suicider avant." Alors forcément, on n'échappe pas à l'écueil de la redite, mais ce qui frappe, plus que la redite, ce sont des thèmes généraux qui se dégagent de l'oeuvre, des lignes de force qui la parcourent. En effet, pour vous expliquer un peu le principe, les nouvelles du bouquin participent d'un contexte et ne sont pas mises là au hasard, puisque les récits sont suivis des "devis" des personnages, qui forment des réflexions aussi éclectiques que variant autour, la plupart du temps, du thème de l'amour, faisant le lien entre la nouvelle précédente et la suivante. Les nouvelles ne sont donc pas là par hasard et s'organisent dans une structure particulièrement complexe.
Et cette immense cathédrale, impressionnante, parvient à ne parler presque que d'une seule chose déclinée en infinies variations : le thème de l'amour donc, exploité dans sa quasi-totalité, avec toutes ses perspectives, tous ses enjeux, bons et mauvais côtés, mis en rapport avec l'amour de Dieu, la luxure, l'honneur...
Car il n'y a pas de morale figée dans L'Heptaméron : chaque devisant apporte sa pierre à l'édifice de la réflexion générale sur l'amour, avec arguments à l'appui, et on a bien du mal à savoir de quel côté se positionne notre chère Marguerite ; et malgré des ressemblances frappantes avec Parlamente, une des devisantes, on ne saurait en jurer. Il n'y a pas de réponse toute faite, mais il y a des confrontations, avec toutefois l'accord général sur une seule chose : Dieu > all.

Evidemment, L'Heptaméron c'est aussi un témoignage précieux des us, coutumes, moeurs du XVIe siècle. Il y a, dans tout cela, des points particulièrement intéressants, notamment les relations entre hommes et femmes : d'un côté, les femmes ont leur honneur plus cher que leur vie, tandis que pour les hommes, leur honneur est la conquête (des femmes entre autres), et on observe une certaine fragmentation entre les devisants et les devisantes - les hommes sont pour la plupart d'ardents défenseurs de l'amour passionnel, charnel, peu importe qu'il y ait ou non fidélité, et les femmes prônent la vertu, la prudence, et le sacrosaint honneur ; mais il y a 5 devisants, 5 devisantes, et une stricte alternance hommes/femmes pour conter les histoires, et tous sont égaux dans le jeu des 10 jours, 10 conteurs, et donc 10 nouvelles par jour. Marguerite féministe ? Certes non, ou alors, oui pour une femme au XVIe - mais au XXIe, dire de Marguerite de Navarre qu'elle est féministe n'a aucun sens.

Ajoutons la grande diversité (en 72 nouvelles, encore heureux) des registres dans l'oeuvre : il y a les histoires piteuses (tragiques), les histoires plaisantes (comiques), et puis des histoires entre les deux. Quelques nouvelles ne sont pas non plus en lien avec l'amour : une nouvelle scatologique, une nouvelle très historique, une nouvelle du "trompeur trompé"... Au sein des histoires centrées sur l'amour (9/10), on pourra noter quelques tendances amusantes, comme celle de se moquer des religieux de tout poil, ce qui témoigne de la très très très mauvaise réputation de l'Eglise à l'époque (bien que pour cela, Rabelais reste le maître incontesté), d'où l'exigence de piété de Marguerite de Navarre, qui va jusqu'à condamner "la parfaicte amour" chaste entre deux amants, voulant lui préférer à tout l'amour céleste, car celui pour la créature finit inéluctablement mal, quand tout vient de Dieu et doit donc être pour lui.

Bref : L'Heptaméron, au final, ce n'est pas si pénible - c'est même plutôt sympa à lire, surtout quand une nouvelle fait trois pages (les plus longues vont jusqu'à 25 pages et sont au nombre de trois ou quatre). Tantôt léger, tantôt terrible, souvent critique et toujours profond, il est à lire autant pour les nouvelles en elles-mêmes que pour les devis qui les suivent. En cela, l'oeuvre se dégage de son maître, le Décaméron de Boccace : il y a un contexte, il y a une volonté d'approfondissement gigantesque, une grande liberté dans le propos et une visée bien différente de celle de Boccace. Et malgré ma critique un peu dispersée, je voulais vous dire de ne pas avoir peur : c'est parfois un peu redondant mais vraiment, j'ai été très, très agréablement surprise. Le vieux françois passe crème, et je crois que choisir de lire quelques nouvelles ne peut qu'être, sinon bénéfique, au moins divertissant. Et si par aventure je convainquais quelqu'un, alors lisez plutôt une journée entière que quelques nouvelles sélectionnées au hasard.
Eggdoll

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