Tout d'abord un immense merci à -pol- pour m'avoir fait découvrir ce bijou.
Il est extrêmement facile, pour quelqu'un qui s'y connaît un peu (et je ne m'y connais qu'un tout petit peu) de reconnaître, derrière le personnage de Johnny Carter, le légendaire Charlie Parker.
Et voilà le sujet de cette nouvelle, écrite par le Franco-Argentin Cortazar (et insérée dans le recueil Armes Secrètes, dont je dirai quelques mots dans la semaine). Un hymne, un hommage au génie.
Un portrait sensible, émouvant. Un portrait complexe aussi. Ici, il n'est pas question d'une hagiographie sans profondeur.
Bien sûr, il y est question du génie. D'un musicien tellement en avance sur son temps, tellement en-dehors de tout ce qui s'est fait jusqu'alors, qu'il ne peut être que rejeté ou adulé. D'un homme comme cet albatros baudelairien, tellement pris dans son univers qu'il paraît inadapté à une vie terrestre normale. Un génie qui mène forcément une vie incandescente, brûlant son talent, pris dans un cercle vicieux autodestructeur.
Il y a plus de génie dans une seule phrase de Johnny que dans l’œuvre entière de nombreux "artistes". Et c'est ce qui ressort des récits d'enregistrements où, même dans un état second, Carter est capable de sortir des solos simplement extraterrestres.
Mais Cortazar est trop subtil pour tomber dans le simple portrait d'un incompris/inadapté. Le narrateur explique toute l'ambiguïté de Johnny : quand il est avec lui, il le vénère presque, mais dès qu'il s'éloigne, il est pris par un relent de haine à son égard.
Pour nous, lecteurs, pas de haine, mais pas d'angélisme non plus. Johnny est un drogué, pas très développé intellectuellement, ne se comportant pas très bien avec les femmes, d'un caractère de cochon. Un être difficile à vivre, aux constants changements d'humeur. Un personnage sur lequel on ne peut pas se fier, capable du pire comme du meilleur.
Il faut dire que le portrait du génie se double d'une description très affutée des méfaits de la drogue, qui transforme les individus en loques humaines inaptes à la vie sociale et incapable de voir et de faire quoi que ce soit.
Un homme complexe, donc, que ce Johnny. Et un talent certain, chez Cortazar, pour rendre cette complexité. Impossible de juger Johnny, impossible même de s'en faire un idée; Le personnage est toujours fuyant. Il glisse entre les lignes du livre, ne fait jamais ce que l'on attend, n'est jamais là où on l'attend.
Le choix du narrateur est assez formidable également. Bruno, "ami" parisien de Johnny et auteur d'une biographie du musicien. Et, plus le temps passe, plus ce Bruno m'est devenu antipathique. Entièrement concentré sur son livre, il ne cesse de nous en vanter les multiples traductions, les retirages, la possible adaptation cinématographique, le succès en librairie, etc. Au bout d'un moment, on comprend que, pour Bruno, Johnny n'est plus un humain, ce n'est plus un génie, c'est le personnage de son livre. Comme si Johnny était issu de son imaginaire, comme si lui, l'auteur, avait des droits sur chaque acte et chaque pensée du personnage.
Cortazar introduit alors une profondeur rare dans sa nouvelle, ce glissement subtil (Cortazar est un maître du glissement subtil) entre la fiction et la réalité. Johnny Carter, personnage réel ou imaginaire ? faut-il le voir comme Charlie Parker, comme un personnage de Cortazar, ou comme un mélange des deux ?
Et puis, quelle écriture ! Le choix des mots, le rythme des phrases, on sent que tout est calculé. Et ces parenthèses ! Je crois que jamais auparavant je n'ai rencontré un écrivain qui maîtrise autant les parenthèses. C'est incroyable de voir à quel point il dit plus de choses entre ses parenthèses que dans son texte "libre".
En bref, un fort beau texte, insaisissable comme son sujet.