Rencontre au sommet du neuvième art
Un mangaka comme passeur
Si la France est souvent présentée comme la deuxième nation consommatrice de mangas après le pays du soleil levant, force est de constater que le neuvième art japonais a longtemps attendu avant d’y être reconnu comme autre chose que ‘divertissement pour ados décérébrés’. Il demeure même, il faut bien le constater, sacrément inconsidéré auprès d’une certaine intelligentsia désuète, pour ne pas dire franchement arriérée.
Dans le domaine de l’animé, on sait gré à Miyazaki d’avoir permis au grand public hexagonal (voir international) de découvrir un pan de l’art japonais. En ce qui concerne le manga, c’est Jiro Taniguchi qui a amené le public adulte à aborder le manga, genre alors trop largement assimilé au shonen.
Une rencontre au sommet
Avec « Quartier lointain », les lecteurs ont pu découvrir un récit poignant mêlant fantastique et nostalgie. Déjà remarqué par le précurseur curieux que fut le regretté Jean Giraud, alias Moebius (qu’il rencontra en 1991), Taniguchi s’est vu adoubé au Festival International de la bande-dessinée d’Angoulême de 2003. Il y avait obtenu le prix du meilleur scénario.
D’autre part, il a été honoré par le Ministère de la culture français en étant désigné Chevalier des Arts et des Lettres aux côtés de sommités de l’exception culturelle française comme Chantal Goya ou Nagui.
Connaissance de longue date, le tintinophile et spécialiste de la bande-dessinée franco-belge Benoît Peeters s’est livré à un long entretien avec le mangaka.
C’est en grand amateur de BD européenne, et non sans un certain plaisir que Taniguchi, au faîte d’une carrière riche et prolifique, s’est plié à cet exercice.
Des débuts délicats
L’enfance, pour Taniguchi, c’est, avec la famille, un thème qu’il a maintes fois abordé dans ses œuvres (« Quartier lointain », « Le journal de mon père »…). C’est également un passé qui lui est cher.
Jirô Taniguchi a grandi à Tottori dans un confort relatif et une famille soudée. C’est tôt qu’il s’est mis à dessiner. En dilettante, tout d’abord, ce qui l’empêchait de suivre les cours de façon rigoureuse. Pour lui, cette pratique, comme une mauvaise habitude, était une façon de passer le temps. Devenir mangaka n’était alors qu’un rêve de gamin à peine concevable.
C’est à dix-huit ans à peine qu’il quitte le cocon familial afin de quérir son indépendance. Après un passage à Kyoto, c’est à Tokyo qu’il devient assistant-dessinateur. Les tâches étant ingrates, il tente de devenir indépendant. Cette indépendance, il ne l’obtient qu’en 1972. C’est progressivement qu’il gagne en notoriété, jusqu’à ce que son œuvre soit distribuée à travers le monde et notamment sur le vieux continent.
Un goût pour le « franco-belge »
C’est à la fin des années 70 que Taniguchi s’intéresse à la bande-dessinée franco-belge. Il l’aborde par la revue « Metal hurlant », qu’il se fait parvenir en français. Si les dialogues lui passent par-dessus la tête, il est en revanche très impressionné par l’aspect graphique des bandes-dessinées qu’il découvre.
Il découvre également les œuvres de Bilal et Giraud. Il appréhende ce-dernier principalement par le biais de Blueberry, œuvre dont il reconnaît s’être inspiré.
Sa rencontre avec Moebius déboucha d’ailleurs sur une collaboration : Icare. Si la rencontre des deux univers est intéressante, Taniguchi reconnaît lui-même qu’elle ne fut pas des plus constructives. La faute en partie à des différences flagrantes dans les façons de travailler :
« Tout transitait par l’éditeur, Tsutsumi. Il y avait bien sûr le problème de la langue, qui retardait et compliquait les échanges, mais il y avait aussi le fait que Tsutsumi avait des idées assez arrêtées sur le projet. Quand je remettais les planches, ce n’était pas Moebius qui faisait des commentaires, c’était l’éditeur. Toute cette procédure était lourde et contribuait à me ralentir et me désorienter. » (p.116)
Au carrefour du manga et de la BD européenne
D’une certaine façon, Taniguchi considère que son œuvre se trouve au carrefour du manga et de la bande-dessinée franco-belge :
« Le paradoxe, c’est que tout en étant mangaka, mon style est assez proche de la bande-dessinée à l’européenne et que je mets beaucoup d’éléments dans chaque image. Je me situe sans doute entre la BD et le manga de ce point de vue. Et c’est peut-être ce qui fait que pour certains lecteurs japonais mes mangas sont difficiles à lire. » (p.66)
Pour illustrer son propos, il faut évoquer deux de ses premiers mangas pour lequel il a uniquement assuré le dessin, « Trouble is my business » et « Enemigo ». Ces deux œuvres, récemment éditées par Casterman, sont fortement inspirées de cette BD d’un autre genre. La parution de ces ‘œuvres de jeunesse’ ne manque pas de l’interpeler. Il se veut prudent :
« En tout cas, il ne faut pas que je laisse paraître trop de titres anciens, je crois. Il me semble préférable qu’il n’y ait pas trop de traductions qui soient publiées dans un temps trop court. Mieux vaut sans doute désormais privilégier les nouveaux livres et ne présenter les plus anciens que dans certaines circonstances… ». (p.69)
Littérature et cinéma
Outre la bande-dessinée française, Taniguchi se veut également amateur de littérature. Il a lu Boris Vian, Le Clézio et ne désespère pas d’adapter un jour un roman d’Hubert Mingarelli. Dans des registres très différents, il aime également Conrad et surtout Jack London, probablement pour son rapport à la nature et aux animaux (comment ne pas voir en Blanco un écho à Croc blanc ?).
Pour ce qui est du septième art, sa sensibilité va plus directement vers Stanley Kubrick, même si l’on pourrait rapprocher ses premiers travaux du cinéma musclé tel qu’Hollywood nous en servait dans les années 80. A contrario, « L’homme qui marche », de par sa lenteur et sa dimension contemplative, pourrait inspirer un Gus Van Sant des grands jours.
Avec cette longue entrevue, on aborde Taniguchi de façon très intime. Les questions, posées par un spécialiste (Benoît Peeters), ont le mérite d’aller parfois assez loin dans le processus créatif. Le lecteur est ainsi à même de saisir les subtilités inhérentes au manga.
On apprécie l’empathie naturelle de cet auteur ainsi que le recul qu’il peut avoir sur sa vie et son œuvre. Jamais partial, son parcours se veut aussi initiatique que ses plus belles bandes-dessinées.